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Critique de Lenocherdeslivres


Hannibal, pour tenir le serment fait à son père Hamilcar, part en guerre contre Rome. Tout le monde a entendu parler de cette guerre violente, de ces combats meurtriers et, bien sûr, de la fameuse traversée des Alpes avec les éléphants. Mais qui connaît le nom d'Himilce ? L'épouse ibère du général carthaginois. Qui s'interroge sur son sort, sur ce qu'elle a ressenti, loin de chez elle, loin de son époux, pendant les mois, les années, qu'a duré ce conflit ? Emmanuel Chastellière, lui, s'est penché sur cette figure féminine.

En 218 avant notre ère, Hannibal lance son expédition vengeresse contre Rome. Il part de sa base arrière sur notre continent, l'Espagne (enfin, l'endroit où existe l'Espagne actuellement, car ce pays n'existait pas tel quel, bien évidemment, c'était un assemblage de nombreux peuples). Pour s'assurer de la solidité de ses alliances avec les peuples locaux, il a épousé la fille du roi, Himilce. Mariage de raison, comme souvent à cette époque dans ces strates de la société. Alors que tout s'emballe, Hannibal envoie à Carthage sa jeune épouse. Officiellement pour lui éviter d'être exposée pendant les combats et donc pour la protéger. En fait, elle sert également d'otage : si les troupes de son père ne sont pas fidèles à la promesse de leur souverain, Himilce en paiera le prix. Non dit évident.

Mais Himilce est loin de tout cela. de cette politique mortifère. de ces duels d'ego qui ne mènent qu'à la mort de centaines de milliers d'hommes et de femmes. Elle essaie juste de vivre, ce qui dans son cas est difficile. Pensez-y : mariée à un homme qu'elle ne connaît pas ; qui peu après leur union lui demande de partir afin qu'il puisse mettre sa vie en danger au nom d'une promesse faite à un fantôme paternel ; envoyée dans un pays dont elle ignore tout ; dans une famille qui ne l'aime pas pour elle mais pour ce qu'elle représente ; qui lui demande de jouer, à la perfection, un rôle avec lequel elle est en désaccord. Et tout cela dans une tension perpétuelle due à la guerre, toujours présente dans les esprits même si elle se déroule au loin. C'est d'ailleurs l'une des forces du récit : on entend parler d'Hannibal (on le voit même au début), on est tenu au courant, de loin en loin, de sa progression en Italie. Mais ceux qui espèrent un résumé de la deuxième guerre punique seront déçus. Elle n'est qu'un décor lointain. Tout à fait accessoire. Seule la vie d'Himilce compte vraiment.

Dans la scène initiale, Emmanuel Chastellière pose son personnage : impétueuse, révoltée contre un ordre établi qu'elle considère anormal, elle agit même au détriment de sa santé. Elle fonce, sans réellement penser aux conséquences. Qui seront fâcheuses. Un accident et la voilà boiteuse. Rien d'abominable me direz-vous. Mais à cette époque où tout devient signe du destin, c'est comme une marque. Elle est, d'une certaine manière, maudite. En tout cas, mise à l'écart. Et c'est ainsi qu'elle s'est construite.

Et la voilà qui doit se créer une place dans le palais où sa « nouvelle » famille l'accueille. Froidement. Car elle n'est pas ici pour être pouponnée. Elle représente Hannibal. Elle doit participer à l'effort de guerre. Or, elle n'en a aucune envie. Elle abhorre cette lutte pour la domination de la Méditerranée. Elle veut juste vivre. Alors, elle désobéit et va, grâce à Sophonibaal, un membre de sa nouvelle famille qui se montrera un peu moins rétive, à la rencontre de la ville de Carthage (pas la Carthage pleine de splendeurs de la salammbô de Gustave Flaubert, aux brillantes mais interminables descriptions, mais une Carthage dont on l'impression de fouler le sol tant elle paraît vivante et réelle). Et de ses habitants. Les plus déshérités surtout. Elle se prend d'amitié pour une jeune voleuse après qui elle va courir tout au long du roman, la retrouvant par moments, farouche, révoltée elle aussi. Et elle croise Sabratha, une prêtresse guérisseuse, Hannon, l'ennemi politique des Barca, la famille d'Hannibal. Et d'autres personnages aussi forts les uns que les autres. Aussi ancrés dans cette ville et dans ses troubles politiques et sociaux les uns que les autres. Je pourrais écrire les « unes » plutôt que les « uns ». Car si les hommes sont présents dans ce récit, ne serait-ce qu'à travers le personnage d'Aspar, le garde du corps imposé par Hannibal pour protéger son épouse, ce sont surtout les femmes qui font cette histoire.

On est habitué à voir l'Histoire du côté des guerres et des hommes qui les mènent. Mais on oublie souvent que derrière des dates enseignées en cours d'histoire, derrière des noms de batailles et des bilans chiffrés, derrière les cartes agrémentées de flèches mimant les avancées des troupes, vivaient des gens. Des hommes, certes, mais aussi des femmes et des enfants. Qui ont subi ces évènements jugés assez importants pour être rapportés et enseignés des centaines d'années plus tard. Et ces personnes, on n'en parle pas. Car elles n'ont pas laissé de trace. Et pourtant, leur existence est tout aussi importante que ces chiffres, que ces dates.

Emmanuel Chastellière a su se glisser dans les trous laissés par l'Histoire. Dans ces interstices, il a inséré son histoire. Celle de plusieurs femmes qui, loin de la guerre menée par des hommes, ont joué leur partition. Sans l'avoir choisie, parfois. Comme la mère d'Hannibal, Batshillem, qui s'est donné le devoir de poursuivre la mission de son mari et de tout sacrifier pour soutenir son fils et son expédition. Sans rien laisser paraître, sauf en une rare occasion, elle est la figure de proue de la famille Barca, intraitable, inflexible, tout entière dirigée vers un but : permettre à Hannibal d'anéantir Rome. Et d'autres femmes, encore, que je ne vais pas détailler ici car le temps et le courage me manquent. Mais elles sont nombreuses à m'avoir touché, en plus d'Himilce.

Loin de la cité de Célestopol, Emmanuel Chastellière nous offre avec Himilce un beau roman, qui crie son horreur de la guerre et offre un portrait tendre et dur à la foi d'une femme en proie à une histoire qui la dépasse et qu'elle refuse. Une jeune femme qu'on n'a pas laissé s'épanouir, mais qui qui se révolte et prend sa chance quand elle se présente. Une épouse otage qui n'a de cesse de tenter de forcer ses chaînes et de retrouver, enfin, la liberté.
Lien : https://lenocherdeslivres.wo..
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