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Critique de berni_29


« Pour chercher le duende, il n'existe ni carte ni ascèse. On sait seulement qu'il brûle le sang comme une pommade d'éclats de verre, qu'il épuise, qu'il rejette toute la douce géométrie apprise, qu'il brise les styles, qu'il s'appuie sur la douleur humaine qui n'a pas de consolation. »
[ Jeu et théorie du duende de Federico Garcia Lorca ]

Le flamenco s'appuie et s'enrichit sur ce duende qu'évoque ici Federico Garcia Lorca. J'ai adoré cette citation qui introduit ce roman en préambule, presque comme un incipit. Car venir à la rencontre de l'univers du flamenco, c'est aussi cerner le mystérieux pouvoir du duende, impossible à le définir avec des mots, sauf à le vivre...
Les danseurs de l'aube est un étrange roman turbulent, étourdissant, où l'auteure, Marie Charrel, a posé sa trame narrative à partir de l'histoire vraie de Sylvin Rubinstein, danseur juif de flamenco, résistant farouche contre les nazis durant la seconde guerre mondiale, puis égérie des cabarets du nord de l'Allemagne d'après-guerre.
Mais on ne peut parler de Sylvin Rubinstein et de sa fascinante destinée, sans parler de sa soeur jumelle Maria, son alter ego, son double ; ils venaient tous deux d'un shtetl d'Europe centrale et rêvait de danser le flamenco jusqu'au bord du monde...
L'originalité du roman est cette histoire qu'a inventée Marie Charrel pour la mettre en résonnance avec celle de Sylvin et Maria Rubinstein, venus de cette Europe qui sera bientôt à feu et à sang, comme un écho d'un passé pas forcément si lointain ni différent que cela du présent...
Entrent alors dans la danse, - si j'ose dire, Lukas jeune homme à l'identité trouble et la sulfureuse Iva sur la même scène où justement Sylvin et Maria dansaient presque un siècle plut tôt... Ils partagent eux aussi de manière fusionnelle l'art du flamenco, un flamenco incandescent et métissé dont le tourbillon est comme une mèche prête à embraser le ciel et la terre.
Ils sont à Hambourg, dans les coulisses alternatives du G20 de 2017 parmi ceux qui protestent contre ceux qu'on désigne comme étant les « grands » de la planète. Leur flamenco comme cela presque improvisé parmi les manifestants sur une grande place de Hambourg devient brusquement comme un cri, un cri de rébellion, un cri de ralliement, ils dansent, ils ne font plus qu'un, quelqu'un immortalise cette flamme, ces deux atomes en fusion, et cette photo fera aussitôt le tour du monde...
Ils vont devenir Imperio et Dolores.
D'un chapitre à l'autre, Marie Charrel nous invite à tanguer entre deux rives de l'Histoire qui ne sont pas si éloignées que cela. Je ne parle pas de ce presque siècle qui les sépare. L'auteure nous donne à voir ici un subtil effet miroir dont la trame se construit autour du flamenco, du moins cela est le prétexte initial...
Ces deux couples qui se ploient et se déploient à près d'un siècle de distance sont en effet animés par la même ferveur.
Mais le flamenco, qui transcende leurs rêves et leurs douleurs, leurs espoirs aussi, est un prétexte pour dire autre chose.
Marie Charrel a inventé deux personnages contemporains qui sont eux aussi à leur manière des proscrits par leur différence. Puisque Iva est Rom venant de Hongrie, fuyant la violence des brutes patibulaires qui veulent interdire l'accès aux logements sociaux des personnes de la communauté à laquelle appartient Iva et sa famille. Puisque Lukas est un garçon non binaire et que cela déplaît parfois aux mêmes personnes qui détestent qu'on ne leur ressemble pas...
Le bruit des bottes noires a-t-il changé en un siècle ? La barbarie a-t-elle changé de visage ?
En dansant, Iva et Lukas ont l'impression d'appartenir encore au monde, ont l'impression de se sentir libres, tout comme le pensaient et le vivaient Maria et Sylvin Rubinstein...
Ici danser, et qui plus est danser le flamenco, est vécu comme un acte transcendant, un geste politique... Nous traversons ce siècle de bruits et de fureurs où des pans de l'Europe s'écroulent, la révolution russe, la montée du nazisme, le ghetto de Varsovie, l'après-guerre, le régime soviétique, le tumulte des Balkans, l'effondrement du régime soviétique, le capitalisme financier...
Iva et Lukas eux aussi traversent l'Europe : Riga, Varsovie, Berlin, Budapest, Paris, Londres, Lisbonne, autant de destinations où ils enflamment les passions, poussant leurs corps jusqu'à l'extrême.
Ils dansent pour terrasser la peur, la leur, mais celle des autres aussi...
Ils sont rebelles et invitent tous les coeurs épris de liberté, à se lever contre les hommes en noir.
N'y a-t-il pas de meilleure manière de se révolter, de dire non à la barbarie humaine, qu'en venant danser sur le brasier du monde ?
Parfois ils se demandent si la fin du monde ne ressemblerait pas justement à cela.
J'ai aimé ce texte écrit d'une plume frénétique. C'est comme si nous dansions avec eux sur une poudrière prête à exploser. Quand je dis « eux », c'est autant Sylvin et Maria qu'Iva et Lukas...
Marie Charrel explore de jolis thèmes comme l'altérité, la différence, l'alchimie des corps mais aussi des âmes, les belles dualités qui nous déchirent parfois entre ces instants féériques et l'horreur brutale de la vie.
Je ressors de ce texte à la fois ébloui par la très belle écriture de Marie Charrel, cette puissance narrative, mais aussi un peu frustré par une émotion que je n'ai pas ressentie suffisamment pour être en totale empathie avec chacun des personnages.
Il y a de la grâce, de la vie, une intelligence vive dans ce roman.
Je guettais le récit qui a captivé mon attention sur des thèmes historiques et géopolitiques très forts qui ont touché ma vie personnelle. D'un côté il y a la seconde guerre mondiale durant laquelle ma mère perdit son fiancé fusillé par la Gestapo et dont l'événement fut un long et douloureux retentissement durant les générations qui suivirent.
De l'autre, il y a cette Europe centrale que j'ai découverte par l'histoire de ma belle-famille ukrainienne, aujourd'hui effroyablement inquiète de ce qui peut se passer d'un jour à l'autre, face au risque d'invasion russe... L'Histoire n'est qu'un éternel recommencement... Nos histoires aussi, celles que nous lisons, racontons...
Cependant, en vous écrivant, je sens que cela réveille des choses en moi, alors peut-être que l'effet se fait comme une très longue onde de choc... Il fallait donc que j'écrive ce billet.
Sur ce thème de la différence qui est traité avec beaucoup de sensibilité, là aussi je ne suis pas totalement parvenu à traverser le miroir. Je ne sais pas pourquoi. Ce sont pourtant des sujets sociétaux qui ne me laissent pas indifférents.
L'approche romanesque est-elle la meilleure manière de les aborder ?
Je vous encourage cependant à lire ce roman virevoltant par son écriture et sa narration, afin que nous puissions confronter notre duende, telle que la définissait Federico Garcia Lorca, autre figure martyre de la barbarie humaine...
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