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Critique de AMR_La_Pirate


Texaco un roman social et engagé qui aborde la grande Histoire de France par la vision individuelle et personnelle de personnages martiniquais, depuis l'esclavage puis pendant la colonisation et enfin au cours de l'urbanisation accélérée des années 1980. Patrick Chamoiseau réécrit l'Histoire à partir des points de vue que justement les manuels d'histoire ont oublié. Il place d'emblée son roman dans une énonciation biblique en reprenant dans son ossature des termes propres à la transmission orale et écrite d'une parole sacrée. Il s'inscrit lui-même dans sa propre fiction à travers le personnage du Marqueur de paroles, Oiseau de Cham.

Nous pouvons y voir une forme de littérature-document sur l'esclavage et sur son abolition, entre idéal et déception ; les deux guerres mondiales et la question de l'assimilation sont l'occasion de montrer l'ambiguïté des rapports avec la lointaine France… le traitement des évènements historiques met en lumière une forme d'exclusion ; Esternome et Marie-Sophie sont pris dans la tourmente de l'Histoire mais n'y trouvent pas leur place. Patrick Chamoiseau révèle « dessous l'Histoire, des histoires dont aucun livre ne parle » : il nous familiarise avec les Mentô, hommes de forces, passeurs de mémoires et avec les Mornes, terres secrètes où les békés ne se sont pas aventurés. L'approche biographique entraine la confrontation de l'espace clos et intime du foyer familial avec l'espace public ouvert sur l'histoire nationale et locale ; Patrick Chamoiseau nous livre dans Texaco une véritable galerie de relations amoureuses ordonnées en parallèle des évènements historiques ; les amours de Marie-Sophie Laborieux et celles de son père avant elle relèvent d'une forme d'archivage incluant des récits seconds dans un récit premier.

Dans la biographie fictionnelle de Marie-Sophie Laborieux, nous retrouvons des sources d'inspiration puisées dans l'enfance créole et urbaine de Patrick Chamoiseau. Marie-Sophie rejoint Man Ninotte, la mère de l'auteur dans ses luttes quotidiennes contre la déveine et l'ensemble des « Man » martiniquaises. En cherchant plus avant, on trouve des ressemblances avec le père de Patrick Chamoiseau chez Basile (même prénom, allure et soin de sa personne) et Monsieur Gros-Joseph (goût de la lecture transmis à ses enfants). À côté de la vie d'Esternome et de Marie-Sophie, le roman donne une place à une mosaïque d'histoires individuelles et familiales.

Texaco se lit aussi comme une épopée moderne, une épopée de la ville créole, ancrée dans les réalités politiques et sociales de la Martinique, en d'autres termes, une réactualisation de l'épique à la lumière de la réalité antillaise. Patrick Chamoiseau a recours au chant, au « Noutéka des Mornes » pour raconter, « divulguer » « l'Odyssée voilée » de ceux qui, comme Esternome et Ninon, ont pris les Mornes. Marie-Sophie aura plus tard le désir de reprendre ce chant à son compte comme une « pauvre épopée, levée complice d'une amertume ». Patrick Chamoiseau apparaît comme un héritier des chants perdus de toutes les mythologies, orientales, amérindiennes, nordiques et gréco latines. Il développe l'idée forte de donner un texte fondateur à un espace et à un peuple à travers un quartier et ses habitants. Il reprend le thème de la cécité de l'aède homérique ; Idoménée ne veut pas raconter comment elle a perdu la vue puis la retrouve miraculeusement grâce aux larmes de joie versées pendant sa grossesse. A la fin de sa vie, Marie-Sophie aussi perd peu à peu la vue et se réfugie dans la mémoire. Dans le roman, la cécité devient le regard de l'intériorité et de la sagesse.
Une épopée a des héros et est généralement un récit de hauts faits ou d'exploits guerriers. Dans Texaco, la tonalité guerrière est donnée par le champ lexical de la conquête et de la guerre utilisé dès les premières lignes du roman qui annoncent les « élans pour conquérir l'En-ville » et « la création guerrière » du quartier » (p. 13). Marie-Sophie se présente d'emblée comme « ancêtre fondatrice » de Texaco (p. 38). L'Urbaniste la voit comme « la Dame » ou « la grande dame » (p. 436, p. 471). Elle est décrite comme une « vieille femme câpresse, très grande, très maigre, avec un visage grave, solennel et des yeux immobiles » (p. 493), « une câpresse de haute lutte, impériale, dont les rides rayonnaient de puissance » (p. 495). C'est surtout une femme-matador, au « dos droit, [au] regard ferme, [à la] voix claire, [au] geste tranchant » (p. 468). Aux Antilles, une femme-matador est souvent une demi-mondaine, coquette, provocante et surtout indépendante. Ici, il faut plutôt s'attacher à un sens de femme d'action virilisée à la forte personnalité, dominatrice et effrontée. Etymologiquement, cette appellation contient le verbe espagnol matar qui signifie « tuer » et peut convenir à toute femme de caractère qui transgresse les conventions. Marie-Sophie reçoit un enseignement, est formée en quelque sorte par un maître, le Mentô Papa Totone ce qui lui permet de comprendre les équilibres du quartier. Mieux qu'un titre glorieux, elle se donne un nom secret d'où elle tire sa force. le roman livrera d'ailleurs des récits de combat contre les céhèresses digne des batailles homériques ; au cours de l'expulsion policière de novembre 1950 (p. 391-393) par exemple, nous assistons à des « assauts », des « sacrilèges », des retraites ; le quartier devient un champ de bataille remplis de cris et de fureur dominés par les armes et les équipements des forces de police.
Le thème du voyage et de l'errance est également développé dans Texaco avec les nombreux changements de lieux de vie d'Esternome et de Marie-Sophie Laborieux avant que cette dernière ne devienne peu à peu la guerrière de Texaco qui luttera contre l'En-ville.

Texaco présente également des trais communs à l'univers picaresque et au roman d'apprentissage. le lecteur suit Marie-Sophie, de sa petite enfance à sa vieillesse et la voit se confronter aux évènements historiques, aux difficultés et aux obstacles d'un environnement hostile jusqu'à acquérir expérience, sagesse et droit d'exister, d'avoir une place reconnue. Nous retrouvons la pratique du récit enchâssé qui nous permet de découvrir les destins croisés d'un grand nombre de personnages secondaires comme par exemple Annette Bonamitan dite Sonore (p. 25-31) ou encore Péloponèse, la mariée douloureuse (p. 358-366). le roman de Patrick Chamoiseau porte également la volonté didactique de faire prendre conscience au lecteur de la réalité particulière de la Martinique, de sa spécificité dans l'Histoire de la France.

Patrick Chamoiseau cite, convoque et mêle à l'intrique un grand nombre de personnages historiques du XVIIème siècle à nos jours entre hommage implicite, dénonciation déguisée et prise de liberté avec les réalités historiques : il faut retenir ici les passages consacrés au Général de Gaule et à Aimé Césaire, particulièrement savoureux.

J'ai personnellement lu et relu ce roman ; je ne m'en lasse pas, chaque lecture est une nouvelle découverte de la langue créole, de la poésie distillée à chaque page, des intertextes, des failles historiques…
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