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Critique de berni_29


Si par une nuit d'été un lecteur vous raconte cette histoire, le croirez-vous ?
N'avez-vous jamais eu envie d'entrer dans un livre ? Vous me répondrez que lorsque vous aimez un livre, vous entrez dedans. Oui, mais entrer, au sens propre, qu'en est-il ?
Les livres sont des rencontres et les livres permettent de faire des rencontres. Ce n'est pas à vous que je vais l'apprendre.
Ainsi il m'est arrivé une étrange aventure durant les vacances estivales qui s'achèvent. En séjour dans les Vosges, je décidai d'aller faire une visite au village du livre, Fontenoy-la-Joûte, à une quarantaine de kilomètres de là où je résidais, un village de 280 habitants qui ne compte pas moins d'une dizaine de librairies. Il y en a même dans des hangars... J'entrai dans l'une d'elle, Les Caractères, avec ma petite liste de pépites glanées sur le fil des commentaires d'une chère amie chroniqueuse de Babelio et la libraire se plut au jeu d'aller fouiller dans les dédales de sa boutique y compris jusqu'au grenier. Elle en trouva quelques-uns pour ma plus grande joie. Je lui évoquai alors ma recherche d'un livre du genre escape game, un livre où le lecteur devient le héros du livre... La libraire malgré sa bonne volonté ne semblait pas posséder ce type d'articles dans son achalandage. Expliquant ma demande, j'évoquai alors mon appartenance à Babelio, j'évoquai un challenge auquel je participais au sein de cette merveilleuse communauté.
Je n'avais pas remarqué qu'une jeune femme était entrée dans la boutique durant ma conversation avec la libraire et nous écoutait. Elle s'approcha de nous, esquissa un geste poli, presque gênée de couper notre échange, me fit un petit signe pour la suivre dans le labyrinthe des étagères. Elle semblait connaître le lieu par coeur. Nous nous retrouvâmes dans le rayon littérature étrangère, progressant jusqu'à la lettre C. Comme si elle connaissait la disposition des livres par coeur, elle sortit d'une seul geste à la fois vif et léger un livre qu'elle me tendit sous mes yeux étonnés avec un sourire ravi : « C'est celui-là qu'il vous faut, Si par une nuit d'hiver un voyageur, d'Italo Calvino. » Je me mis aussitôt à regarder la quatrième de couverture qui évoquait en effet « un livre dont le héros est le lecteur », tandis qu'elle avoua qu'elle fréquentait elle aussi Babelio. Quel est votre pseudo ? me demanda-t-elle. Berni_29. Ah ! Je vous connais. Et vous ? On est peut-être amis... ? Mon pseudo est L. mais je n'ai aucun ami sur Babelio. Aucun abonné, rectifia-t-elle en me délivrant un clin d'oeil complice. Je crois que c'est comme ça qu'on le dit maintenant. Par contre j'aime bien lire vos critiques, j'aime bien vous suivre, ajouta-t-elle, je les apprécie, à part celle de la Horde du Contrevent qui m'a mise en rage. Mais au moins, vous avez exprimé votre ressenti avec beaucoup d'originalité. J'ai même ri, j'adore l'humour... Et elle se mit à rire, d'un rire léger et voluptueux qui me troubla, comme le bruit d'une cascade qui semblait se déverser sur tous les rayonnages de la librairie. Je vous avoue que j'étais un peu gêné, troublé, émoustillé même. Je n'osais pas regarder la libraire, là-bas m'attendant derrière son comptoir... En toute confiance, je pris le livre, la remercia. Elle me dit : j'ai très hâte de connaître votre avis sur ce roman. Je lui répondis que j'espérais pouvoir rédiger une critique dès que je l'aurais lu, peut-être même avant la fin de mon séjour ici. Elle me griffonna alors un numéro de téléphone sur un papier qu'elle me tendit : j'aimerais bien avoir votre ressenti assez vite sans attendre votre critique... Elle disparut alors de la boutique avant même que j'ai pu tenter de poursuivre la conversation.
Le soir, connecté sur mon ordinateur et sur le site Babelio, je retrouvai le profil de L. qui disait peu de chose, un seul livre dans sa bibliothèque, qui était Si par une nuit d'hiver un voyageur et qui figurait d'ailleurs sur son île déserte...
Je me jetai sur les premiers chapitres du roman et je compris très vite que j'avais affaire à un livre hors du commun, dans tous les sens du terme, un roman où les codes traditionnels étaient cassés, avec cependant une architecture particulière, offrant une toute autre logique, liant des fragments de texte comme des récits interrompus d'une écriture classique et fluide, un mécanisme dont je m'appropriai rapidement les nouveaux codes.
Me voilà alors lancé à la poursuite de toutes les ombres qui peuplent à la fois cet indicible roman, celles de l'imaginaire et celles de la vraie vie. Et puis il y avait ce titre, comme une respiration suspendue au-dessus du vide, comme une phrase interrompue... Comme une blessure béante.
Mais d'emblée ce qui m'étonna le plus, fut de découvrir dès le début du roman l'évocation de la rencontre d'un Lecteur et d'une Lectrice dans une librairie, la conversation se faisant autour d'un livre intitulé Si par une nuit d'hiver un voyageur d'Italo Calvino. Et dans le récit, ils se promettaient tous deux de se rappeler pour évoquer leurs ressentis, la Lectrice allant jusqu'à donner son numéro de téléphone au Lecteur. J'étais sidéré. J'avais l'impression d'avoir déjà vécu cette scène à la différence près que « ma » lectrice avait une longueur d'avance sur moi : elle avait déjà lu le livre. Je décidai d'appeler aussitôt L., après tout... ! Je ne reconnus pas la voix au bout du fil. Ce n'est pas L., je suis sa soeur, Lotaria. L. n'est pas disponible. Vous pourriez lui dire de me rappeler ? elle ne sera pas surprise de mon appel. C'est au sujet d'un livre. Je ne sais pas pourquoi je crus bon de me justifier et le regrettai aussitôt. Ma soeur lit trop, dit-elle d'une voix froide. Les femmes qui lisent sont dangereuses. C'est pour cela que je filtre ses appels. Mais aussitôt il y eut un mouvement de voix à l'autre bout du fil et je reconnus alors la voix de L. Alors, vous aimez ? demanda-t-elle d'une voix enthousiaste. Oui, beaucoup, mais je voulais vous évoquer cette étrange coïncidence... Ne croyez pas tout ce qu'il y a dans ce livre, ne croyez pas tout ce qu'il y a dans les livres. Je lui dis que je ne savais pas où j'allais dans cette lecture, que j'allais à tâtons, que ce roman me procurait déjà comme une sensation de vertige, comme si je ne faisais que tomber d'un monde dans un autre. Je le lui dis. Alors elle ajouta : « Lire, c'est aller à la rencontre d'une chose qui va exister mais dont personne ne sait encore ce qu'elle sera. » Elle ajouta : Ce n'est pas de moi, Berni_29, c'est à la page 79 du roman. Je lui proposai alors d'en parler de vive voix en fixant un rendez-vous. Elle accepta à condition que ce soit dans une médiathèque... Et qui croyez-vous vint au rendez-vous ? Ce fut sa soeur. Elle était moins désagréable qu'au téléphone. Ma soeur était indisponible, dit celle-ci. Je connais ce roman aussi bien qu'elle. Nous l'avons lu toutes les deux maintes fois, nous l'avons même lu parfois à haute voix, ensemble, nous répondant d'une phrase à l'autre... Au-delà de ses vertiges et de son apparente incompréhension, ce texte est beau, d'une poésie totalement sublime.
Elle parlait de ce livre et je ressentais la même impression qu'elle.
Un livre façonné par ses mises en abyme.
Un livre aux multiples visages et aux multiples vertiges, crevassé d'abîmes sans fond.
Un livre qui ne cessait de s'interrompre, de rebondir et de recommencer.
Un livre fragmenté comme un puzzle, où le lecteur que j'étais dedans et en dehors du livre cheminait comme un couturier pour tenter de coudre tout cela.
Parfois les livres deviennent des dunes de sables emportées par le vent lorsqu'on les oublie ou qu'on ne prend pas soin d'eux.
Puis elle conclut. Ma soeur donne trop d'importance aux auteurs. Elle voudrait savoir d'où ils viennent, où ils vont, qui ils sont... C'était important pour moi qu'elle ne vienne pas à ce rendez-vous. Elle ne vous aurait pas dit cela... Elle vous aurait dit autre chose...
Le lendemain matin, je fus réveillé par des coups à la porte. J'ouvris, il y avait des hommes devant moi, gabardines noires, chapeaux noirs, visages et silhouettes sombres qui m'ont bousculé. Où est-il ? Qui ? le livre. Quel livre ? le livre que vous lisez en ce moment ? Je lis beaucoup de livres en même temps... Celui de l'Italien ! Je n'oublierai jamais ce visage plein de haine... Ils l'ont trouvé tout de suite sur ma table de chevet et m'ont embarqué aussitôt, avec le livre. Dans la rue, j'ai aperçu en face une voiture à l'arrière de laquelle une jeune femme pleurait, j'ai reconnu L. son visage légèrement penché vers l'avant, ses cheveux défaits, ses yeux noyés de larmes qui n'osaient me regarder.
Ils m'ont tabassé. Ils m'ont dit que l'exemplaire du roman que j'avais en ma possession était un faux. Ils voulaient trouver l'original. Ils m'ont questionné, où je me l'étais procuré... Ils m'ont questionné sans relâche. C'est quoi ce groupuscule auquel vous appartenez ? Lequel ? Babelio. J'ai ri, ils m'ont giflé. En passant de ma cellule au bureau du responsable de cette sorte de milice, j'ai aperçu derrière la vitre d'un autre bureau la libraire qui était interrogée, elle était terrorisée et puis dans un autre bureau il y avait L. le visage tuméfié, ensanglanté, comme si on l'avait frappée, rouée de coups... L'homme qui m'accompagnait me dit comme pour se justifier : « Les femmes qui lisent sont dangereuses. »
Ils ont fini par me libérer, ils m'ont même rendu le livre. Dans la cour de la prison, des livres brûlaient... Dehors L. m'attendait, son visage n'avait aucune séquelle, je ne comprenais rien. Elle m'embrassa sur la joue. Ne crois rien de ce qui existe dans ce livre. Je lui demandai : je voudrais comprendre qui tu es. Une lectrice. Mais nous ne lisons pas la même chose, nous ne lisons pas le même roman. Tu te souviens de ta critique de la Horde du Contrevent ? C'est donc pour cela que tu m'as dénoncé ? Non, je suis de ton côté, j'ai fait semblant d'être de leur côté, pour te sauver, j'étais une infiltrée, ils ne nous auront pas...
Elle chuchota en s'approchant au plus de mon oreille : « Je marche sur des fragments de monde éparpillés dans le vide ; le monde est en train de s'effriter. » C'est à quelle page ? Cherche, me dit-elle. Puis elle se sauva après avoir caressé mon visage comme pour s'en souvenir...
J'ai continué de marcher dans ce roman. N'avez-vous jamais fait cette expérience de mettre deux miroirs face à face et de vous situer au milieu ? Les miroirs se renvoient leur image à l'infini. On voudrait scruter l'un des deux miroirs pour tenter de voir une fin, mais c'est impossible. C'est ce vertige qui est le propre du roman d'Italo Calvino... Ce roman est un kaléidoscope qui fragmente et reconstruit des images, à l'infini.
Je savais que j'allais continuer de marcher dans les pages de ce roman avec beaucoup de surprise, je n'étais pas au bout de mes peines. Un passage m'avait totalement épaté :
« Parfois, il me vient un désir absurde : que la phrase que je suis sur le point d'écrire soit celle que la femme est en train de lire au même moment. L'idée s'empare si fort de moi que je me convaincs que la chose est vraie : j'écris la phrase en hâte, je me lève, je vais à la fenêtre, je braque la longue-vue pour contrôler l'effet de ma phrase dans son regard, le pli de ses lèvres, la cigarette qu'elle allume, le remuement de son corps sur la chaise longue, ses jambes qui se croisent ou qu'elle étend. »
J'étais au bord d'un lac, entouré par les sapins des Vosges. Je poursuivais ma lecture du roman et de temps en temps je notais des phrases pour ma future critique, des phrases qui me venaient à l'esprit et je me disais que ce serait une bonne idée de les mettre dans ma critique. Je les notais dans mon petit carnet à spirales. À plusieurs mètres de moi, une femme en maillot de bain lisait, elle venait de se baigner et à présent elle prenait le soleil, elle lisait un livre et je ne parvenais pas à cette distance à lire le titre, mais j'aurais juré que c'était le même livre que je lisais. Chose étrange, de temps en temps elle allait consulter son smartphone, elle passait de sa lecture au smartphone, de l'un à l'autre, comme on passe d'une rive à l'autre...
J'écrivis sur mon carnet que parfois je me posais cette question. Est-ce que nous passons à côté du monde en lisant, où est-ce une autre manière de nous ancrer au monde, de nous y adosser, en arpentant les pages des livres ? J'ai alors vu aussitôt la femme se redresser. Je savais dès lors que nous étions en connexion.
J'écrivis sur mon carnet que je ne pensais pas que les femmes qui lisent sont dangereuses. Je l'ai vu sourire, je vous jure... Je l'ai vu se détendre devant la beauté du lac où la forêt se mirait. Je l'ai vu se détendre dans sa beauté.
J'écrivis que je pensais qu'Italo Calvino avait écrit ici un roman qui dépassait l'exercice de style, l'expérience oulipienne, même si cela y ressemblait un peu, même si cela était la démarche initiale. Je la vis de nouveau se concentrer sur son smartphone, puis tendre son regard vers le livre tout près d'elle, elle eut un geste familier vers lui comme pour s'en saisir, comme vers un ami, puis revint tout de suite à son smartphone pour continuer de lire les messages que je lui adressais, rien qu'à elle peut-être...
J'écrivis qu'Italo Calvino était un écrivain que je trouvais humble, loin de la figure emblématique qu'on se fait d'un auteur et que tout ici était fait pour célébrer les livres et surtout ceux qui les lisent, les lecteurs, les lectrices... Les faire se rencontrer, se connecter, converser... Dire du bien des lecteurs, nous...
Je l'ai vue de nouveau se détendre...
Ode aux livres. Ode à la liberté. Ode à l'amour forcément.
Ode aux incipits et aux épigraphes.
Ode aux lectures interrompues.
Italo Calvino nous fait croire qu'au-delà de la page, c'est le vide... Parfois je le crois aussi, parfois je ne le crois pas.
La femme alluma une cigarette, son visage sembla se troubler, regarda au loin, vers l'autre rive du lac... J'étais trop loin d'elle pour voir ce qu'il y avait dans ses yeux, comme une eau pâle qui sy reflétait qui n'était plus celle du lac...
Puis j'écrivis qu'une femme lisait ces mots que j'écrivais tout en fumant une cigarette et que ses jambes se croisaient et se détendaient au fur et à mesure que j'écrivais ces mots, que je la trouvais belle, qu'un chagrin peut-être ancien l'étreignait encore... Elle eut alors un sursaut et se retourna, se releva même, balaya autour d'elle le paysage dans lequel j'étais, mais j'étais déjà dans le paysage d'Italo Calvino, j'étais donc invisible, elle ne pouvait pas me voir.
C'est alors que mon smartphone sonna. C'était L. qui me disait qu'elle quittait la région, qu'elle avait supprimé son compte sur Babelio, elle me disait de ne jamais croire à cette histoire que j'avais vécue, elle me disait qu'elle attendait avec impatience la publication de ma critique. Tu parleras de moi ? Oui, lui répondis-je. Elle me répondit : si j'aime ta critique, tu le verras désormais dans les appréciations des anonymes de passage... Les femmes qui lisent ne sont pas dangereuses, sauf contre les barbares... Ou plutôt, oui les femmes sont dangereuses, retiens plutôt cela... Je veux être une femme dangereuse contre le malheur du monde...
Le soir-même j'ai tenté de l'appeler, mais visiblement le numéro ne correspondait à aucun abonné.
Plus tard le soir j'ai poursuivi ma lecture jusqu'au bout. J'ai compris alors le sens de tout ce texte, j'ai vu l'ensemble du puzzle se réunir, j'ai vu la phrase se poursuivre, se couturer, se déplier comme une vague, celle suspendue au-dessus du vide, mais il n'y avait plus de vide. Comme une partition courant vers la note finale. Il ne restait qu'un roman à peine inachevé. Et un texte grandiose qui dépassait tout, devenait grand, plus grand que nous et nous donnait vie et sens à nous lectrices et lecteurs...
J'ai conscience que ce roman pourra autant enchanter les uns que rebuter les autres.
J'ai alors pensé à cette jeune fille qu'évoque Italo Calvino et qui ne cessait de lire durant sa prise d'otage dans cet aéroport. Lire, est-ce une absence au monde ou s'abandonner au monde ?
Si par une nuit d'été un lecteur vous raconte cette histoire, le croirez-vous ?
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