"La femme est l'avenir de l'homme", disait le poète.
J'aurais aimé savoir ce que Adèle Gödel aurait pensé de cette phrase, mais ce qui est certain c'est que sans elle, Kurt Gödel, son mari, n'aurait pas eu l'avenir qu'on lui prédisait en 1926.
A Vienne, à cette époque, à 20 ans, Kurt est déjà un prodige des mathématiques, un futur génie dont les travaux auront une importance capitale. Il est aux maths et à la logique ce qu'Einstein est à la physique, le charisme en moins. Les deux sont d'ailleurs contemporains et deviendront de proches amis.
Quand Kurt et Adèle se rencontrent, on ne donnerait pas cher de leur couple, tant ils sont de milieux et de tempéraments différents. Elle est divorcée, catholique, danseuse et serveuse dans un cabaret, a sept ans de plus que lui et n'a pas fait d'études, elle vient d'un milieu modeste et a un tempérament de feu, terre à terre, solide. Lui, qui termine son doctorat, est luthérien et fils d'un industriel prospère, a la santé et le mental fragiles, ne comprend pas grand-chose aux relations humaines et vit dans son monde de sciences à des années-lumière de la "vraie" vie. Et pourtant, leur histoire d'amour durera 50 ans, jusqu'au décès de Kurt en 1978. Et s'il n'est pas mort plus jeune, c'est uniquement grâce à Adèle, qui l'aura soutenu, porté, tiré, au propre et au figuré, tout au long de ces années, de Vienne à Princeton où ils se sont exilés au début de la deuxième Guerre mondiale.
Un demi-siècle de vie commune, certes, mais de bonheur et d'amour ? C'est à se demander si Kurt en était capable. Il a un caractère compliqué, connaît des épisodes anorexiques et dépressifs, est interné à plusieurs reprises, il est maniaque et tend à la paranoïa, autant de troubles qui iront en s'aggravant, jusqu'à ce qu'il sombre dans la folie à la fin de sa vie. Et Adèle, infirmière et mère plus souvent qu'épouse et amante, le soigne, le nourrit, le protège, lui démontre un dévouement et une abnégation sans faille, sacrifie ses besoins, ses désirs, sa santé, sa vie, à ceux de son homme. Sans être payée de retour, mais fidèle et loyale jusqu'au bout. L'aimer, elle ne sait faire que ça.
Le roman commence en 1980, à Princeton, quand Anna, jeune documentaliste désabusée, est chargée d'amadouer la désormais acariâtre et mourante Adèle, pour la décider à confier les archives de Kurt à l'université. Revêche, Adèle ne claque pourtant pas la porte au nez d'Anna, et au fil des visites de la jeune femme, lui raconte son histoire, son versant de son histoire avec Kurt Gödel.
Et quelle histoire ! Quel homme ! Quelle femme ! Comment a-t-il pu se torturer, se laisser couler à ce point ? Comment a-t-elle fait pour ne pas craquer et le planter là ? Que de souffrance morale pour ces deux-là, et pourtant, que seraient-ils devenus l'un sans l'autre ?
Bien sûr, tout ceci est romancé, mais c'est tellement bien écrit que cela semble crédible. Portraits d'un génie fragile et d'une femme amoureuse pour le meilleur et pour le pire, ce roman raconte aussi l'histoire du 20ème siècle, avec la montée de l'antisémitisme et du nazisme, la fuite des cerveaux, le statut des ressortissants allemands et autrichiens aux USA pendant la guerre, la bombe atomique, l'histoire des sciences et de leurs liens avec la philosophie. Une histoire de transmission, des archives de Gödel, mais aussi de l'expérience de vie d'Adèle à Anna. Des personnages complexes et attachants (le portrait d'Einstein est savoureux), pour un roman riche et dense, documenté et érudit mais très lisible, captivant et émouvant, dans lequel le mystère vertigineux de l'amour et des mathématiques confine à la poésie.
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