Dans tous les villages, et à Strasbourg même, l'accueil des populations, très différent de la joie exubérante de la foule parisienne, est tout aussi émouvant:
"C'est dans l'immobilité muette qui ne gaspille rien de ces minutes poignantes, une gravité simple et d'une incomparable dignité. Il n'y a pas d'autre geste que le salut qui, noblement, découvre tous les fronts ; il n'y a pas d'autres extériorisation des sentiments que l'intensité des regards et, sur les visages hâlés et burinés de rides, de grosses larmes silencieuses qui coulent."
[p70]
Par sa loyauté, sa franchise, sa rectitude intellectuelle et morale, il plane au-dessus de la mêlée et de toutes les éclaboussures de la vie. Et aussi, il faut le dire, par l'inaltérable candeur de son âme. Car ce grand chef a conservé, à travers toutes les vicissitudes de l'existence, cette fraîcheur d'âme et, comme dit le poète,
"Son coeur d'enfant, le coeur sans tache
Que sa mère lui a donné."
Il est resté un éternel premier communiant. La racine de tout son être, même de ses vertus militaires, c'est sa foi religieuse: une foi si profonde, si invincible, qu'elle est capable de transporter les montagnes. Et une foi presque égale en la France, en sa mission providentielle, foi qui nous impose à tous l'obligation de servir cette unique patrie sans réticence et, s'il le faut, jusqu'au suprême sacrifice.
[p46-47]
Mais ses vrais maîtres lui viennent d'ailleurs. En 1878, il a seize ans; il est en seconde, et l'un de ses camarades, Stanislas de Guaita, qui était externe, lui apporte en cachette les Émaux et Camées, les Fleurs du mal, Salammbô. Ce lui fut une révélation, une révélation non seulement esthétique, mais morale. Il se nourrissait, il s'enchantait de ces pages morbides et passionnées. « Leur rythme et leur désolation me parlaient, me perdaient d'ardeur et de dégoût.... Voilà des voix enfin qui conçoivent la tristesse, le désir non rassasié, les sensations vagues et pénibles, bien connues dans les vies incomplètes. « Son ami, qui était poète, lui commente ces poètes avec ferveur. Dès lors, « il n'est plus seul dans l'univers; son ami et ses maîtres s'installent dans son isolement qu'ils ennoblissent ». L'initiation littéraire commençait.
Imaginez un pays complètement irréligieux, ou, pour mieux dire, entièrement areligieux, un pays tout entier livré à l’indifférence religieuse : l’anticléricalisme n’aurait pas même l’ombre d’un prétexte pour y naître et s’y développer.
Et enfin il a appris aussi peu à peu, sinon à se bien connaître lui-même, tout au moins à prendre conscience de ce pour quoi il n'était pas fait. Et il n'était pas fait pour écrire toute sa vie des romans naturalistes. A force de vivre avec les gens, on finit par s'apercevoir qu'on ne leur ressemble pas. D'autre part, ses insuccès répétés, — ses heureux insuccès, — allaient achever d'éclairer sur sa méprise l'auteur de Palmyre Veulard. Une fois, deux fois, on peut bien accuser son éditeur d'un échec; sept fois de suite, c'est difficile, et quand on a un peu de bon sens, mieux vaut s'en prendre à soi même qu'à son libraire ou au public. Rod était modeste, et il ne manquait pas de bon sens; il devait vaguement sentir d'ailleurs qu'il y avait en lui quelque chose de différent des autres, une personnalité, peut-être encore embryonnaire, mais qu'il s'agissait de dégager et de développer. Cette personnalité, il ne serait peut-être pas impossible, en cherchant bien, dans ses premiers romans, d'en entrevoir les premiers linéaments. Il semble qu'elle ait assez vivement frappé Maupassant, qui disait de son jeune confrère : " Grandi parmi les protestants, il excelle à peindre leurs mœurs froides, leur sécheresse, leurs croyances étriquées, leurs allures prêcheuses. Comme Ferdinand Fabre racontant Ies prêtres de campagne, il semble se faire une spécialité de ces dissidents catholiques, et la vision si nette, si humaine, si précise, qu'il en donne dans son dernier livre, Côte àCôte révèle un romancier nouveau, dune nature bien personnelle, d'un talent fouilleur et profond ".
Edouard Rod. II
L'un des biographes les mieux avertis et les plus pénétrants d'Edouard Rod, M. Paul Seippel, observe que, dans le canton de Vaud. la Réforme n'a jamais été un fruit naturel du sol, mais une importation bernoise, imposée par la politique et maintenu par la force, et il attribue à cette longue habitude historique le peu de goût qu'a toujours manifesté l'écrivain pour les minorités religieuses dissidentes, pour les hérétiques, quels qu'il fussent. — un Père Hyacinthe, même un Lamennais, — et sa sympathie pour toutes les religions d'autorité, en particulier pour le catholicisme. On pourrait tout aussi bien expliquer ces tendances par de vieilles hérédités catholiques que l'action toute matérielle, et subie plutôt qu'acceptée, d'une Réforme étrangère n'aurait pu complètement abolir. Ouoi qu'il en soit, et sans qu'il y ait eu, semble-t-il, dans son cas, de crise bien douloureuse , quelques lectures philosophiques aidant, l'esprit de son père finit par l'emporter en lui sur les croyances maternelles.
Edouard Rod. I
Ce n'était certes pas encore un écrivain de bien grand avenir que le « pauvre petit Vaudois » qui, à vingt et un ans, un matin de septembre 1878, débarquait à Paris de l'express de Bâle, avec la ferme intention de « se vouer à la carrière des Lettres ». Mais s'il était fort ignorant d'une foule de choses, notamment de la littérature française contemporaine, il était laborieux, plein d'une grande bonne volonté et d'un ardent désir d'apprendre. Il avait une personnalité déjà intéressante, complexe, où l'inquiète sensibilité maternelle s'unissait à la souple intelligence, au robuste sens pratique hérité de son père; sa candeur et sa timidité ne l'empêchaient pas d'utiliser ses expériences, de saisir au vol les occasions favorables. (...)
Il avait enfin un commencement de culture cosmopolite, et, par-dessus tout, une passion pour les Lettres véritablement touchante dans sa naïveté même. Avec tout cela, et un peu de chance, on pouvait réussir : il réussit.
Edouard Rod. I
J'aurais voulu, hélas! esquisser, de son vivant même, ce portrait qu'il ne verra pas. Il avait sa place marquée dans cette série d'études contemporaines dont il avait approuvé le dessein avec son ardeur de générosité coutumière. Car il n'a pas été seulement, comme l'a si bien dit M. Jules Lemaître, « une grande force bienfaisante » : il a été l'une des personnalités les plus originales et, en même temps, les plus hautement représentatives de ce dernier demi-siècle. Et l'histoire intellectuelle et morale de sa génération s'est si fidèlement reflétée à travers la sienne, qu'en étudiant l'une, c'est l'autre aussi qu'on se trouve involontairement retracer.
Auparavant, le jeune officier veut fonder un foyer. Il a connu, à Versailles, la soeur de la femme de son frère, Melle Thérèse de Gargan, dont la grâce aimable, la finesse d'esprit et de coeur lui ont été comme un portrait rajeuni de sa propre mère: avec ce "jugement rapide et sûr" que ses chefs louent en lui, il s'est promis d'en faire sa femme. Cette union de deux êtres d'élite, en tous points dignes l'un de l'autre, fut célébrée à Versailles le 11 août 1925. De cet heureux mariage, six enfants allaient naître, quatre garçons et deux filles.
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La véritable école de guerre, ce sera la guerre, tout court.
[p26]