le blues des phalènes de
Valentine Imhof aux éditions du Rouergue
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La boutique est plongée dans la pénombre, tous les stores en sont baissés et seul le haut de sa cuisse est éclairé. Alex s’imagine dans le scriptorium d’une abbaye cistercienne. Elle a la vision d’un beau clair-obscur. Un tableau de Georges de La Tour comme Saint Jérôme étudiant, Saint Ambroise taillant sa plume ou encore Saint Sébastien soigné par Irène, à la torche, dans lequel elle tiendrait le rôle du martyre. Elle observe Bernd en moine copiste attentif, concentré à l’extrême derrière ses petites lunettes d’écaille.
Sa vie n’a été qu’une collection de refus et de disparitions. Une suite de désincarnations. Un défilé perpétuel de rôles passagers et mal taillés dont il s’est effeuillé comme on arrache les pages d’un carnet, qu’on froisse, une à une, avec une jouissance méthodique, pour jeter dans le poêle esquisses ratées et croquis maladroits. Et ces mues successives, ces falsifications permanentes, loin de le renouveler et de le révéler à lui-même, ont fini par mettre au jour une absence. Son absence. Il n’est qu’une cosse incurablement vide.
« Parce que les hommes auront beau s’échiner à bricoler, calculer, cultiver, combiner, fabriquer, tant qu’ils peuvent, la nature aura toujours le dessus. Ils creusent des tunnels, elle sculpte des canyons. Ils construisent des immeubles, elle érige des montagnes. Ils créent des lacs et des canaux, quand elle a enfanté les fleuves et les mers ».
Tout au bout du long étal, elle aperçoit un bac en bois, immense, rempli d’anguilles vivantes, de toutes tailles.
Et sa flânerie s’arrête net. Interrompue par cette vision cauchemardesque et fascinante d’une hydre à mille têtes et d’un amas de corps dont les entrelacs se nouent et se dénouent sans cesse, s’enchevêtrent en un écheveau labyrinthique et inextricable. Elle se penche au-dessus de la masse mouvante, fluide et compacte. Sensation de vertige. Elle se voit tomber dans la cuve. Et les créatures serpentines la recouvrent et s’insinuent en elle, la bouffent de l’intérieur, ressortent de son ventre et y replongent. Elle disparaît peu à peu dans la multitude de leurs bouches voraces, elle y est absorbée, digérée.
(...) elle sait que son rêve de vie normale, c’est du bluff, c’est du pipeau, c’est tout bidon. Ils l’ont amochée pour de bon, c’est sans espoir de réparation. Elle est définitivement disjonctée, déménagée, déraillée, chtarbée, déjantée, fêlée, barge, dingue, louf, branque, toquée, tordue, secouée, siphonnée, cinoque, tapée, fondue, timbrée, azimutée, baisée de la tête, complètement jetée, percutée, marteau, ravagée, elle a perdu les pédales, elle a un pète au casque. Et sa rage, sa haine, toute cette colère sulfurique qu’elle nourrit, irriguent alors son corps d’une adrénaline concentrée(...).
Elle est à la fois vent, roche et flocon, l'eau qui se gonfle et se fracasse, la respiration rauque de la tourmente, la glace qui craque et tombe par plaques dans l'océan écumeux. Et elle sourit à toute cette connivence de l'univers qui l'accueille et l'habite toute entière.
Je suis très souvent étonnée de toutes les questions qui m’ont été posées depuis que j’écris et qui m’ont à la fois révélé certains aspects de mes textes dont je n’avais pas forcément conscience et aussi la manière, singulière, dont chaque lecteur se les approprie.
Le fait que ce minuscule agrume, insignifiant, renferme sous sa peau épaisse la connexion du Bien et du Mal, semble étrange à Alex. Ou peut être pas tant que ça, après tout, puisqu’il combine l’acidité et l’amertume, et que ce sont sans doute les goûts que laisse une trop grande lucidité sur le monde et sur les hommes. L’ignorance est indéniablement plus douce, et prend donc plus facilement l’apparence d’une pomme ou bien d’une figue.
Ailleurs, plus loin, les barrages, les canaux, l’irrigation, le maraîchage, les cohortes de cueilleurs à 1¢ de l’heure, les routes les rails, les convois de désespérés qui affluent tous les jours plus nombreux pour fuir leur misère et découvrir qu’elle les accompagne où qu’ils aillent, où qu’ils soient, qu’elle les talonne, qu’elle les précède, qu’elle est partout, irrémédiable.
Une femme toute écrite, une femme-livre, tout droit sortie d’une BD de Bilal, couverte d’un texte dense, calligraphié en lettres minuscules, à la manière d’un manuscrit médiéval, sans ponctuation, ni apostrophe, ni accent, un texte dont on ne peut distinguer ni le début ni la fin, qui serpente en une ligne têtue sur tout le haut de son corps, sur ses fesses et sur ses cuisses.