Quelques questions à l'occasion d'une rencontre sur un événement littéraire.
Ici, Tania de Montaigne sur le festival itinérant Au Fil des Ailes, dans le Grand Est, porté par Interbibly.
Merci à Emma Andrews pour le montage
La haine, ça ne s'expire pas, ça asphyxie un peu chaque jour.
« Un artiste, c’est quelqu’un qui se penche par la fenêtre là où on ne le ferait pas, qui doit nous montrer des choses qu’on n’ose pas aller regarder »
Dans mon enfance, il n'y avait plus le visage passé au cirage noir ni la bouche peinte en rouge, Jim crow n'existait pas, c'était la France, la France des années 1980, mais un comique, blanc, qu'on voyait souvent, et que les femmes trouvaient très séduisant, avait pour habitude d'imiter un "Africain". Le personnage n'avait pas de nom, on ne disait pas de quel pays il était, c'était inutile, c'était simplement "L'Africain". Bien sûr, je pense que ce comique n'aurait jamais pensé à imiter un personnage appelé "L'Européen". D'ailleurs, si on le lui avait suggéré, il aurait ri en disant: "Ne soyez pas ridicule, l'Europe est un continent, pas un pays, un Norvégien n'a rien à voir avec un Portugais." Mais, pour l'Afrique, c'était différent, ça semblait aller de soi. Il y avait une évidence à penser qu'en ces lieux étaient regroupés des gens semblables en tout point, puisque noirs, une masse compacte et uniforme qui, d'un bout à l'autre du continent, parlait la même langue, avait la même histoire, la même géographie, le même visage.
Pendant que j'écrivais ces pages, des policiers blancs ont fait l'objet d'une enquête pour avoir publié des photos de soirées "négros" où ils se peignent le visage en noir, portent des boubous et des bananes autour du cou ou de la taille.
Pendant que j'écrivais ces pages, le propriétaire blanc d'une équipe de basket a enjoint à sa petite amie, pourtant pas franchement blanche, de ne pas fréquenter de noirs.
Pendant que j'écrivais ces lignes, une ministre s'est fait traiter de guenon, (...) un grand jury, majoritairement blanc, a décidé de ne pas renvoyer devant la justice un policier blanc ayant abattu de six balles à bout portant un jeune noir non armé.
Pendant que j'écrivais ces mots, des milliers, des millions de gens, de couleurs, de cultures différentes, se sont rencontrés, aimés et ont fait des enfants qui brouilleront les pistes, pourtant bien balisées, de la pensée raciste.
Pendant que j'écrivais ces mots, un homme blanc marié à une femme noire et père de deux enfants métis est devenu le maire de New-York. Il faudrait être fou pour penser que depuis les années 1950 tout a changé, que le racisme n'existe plus, que chacun avance sans préjugés; mais il faudrait être aveugle pour ne pas voir que pour cent reculs il y a mille avancées. C'est sur elles que je mise.
(postface)
Nous ne serons pas égaux tant que nous ne nous serons pas enlevé la peau l'un à l'autre.
Heiner Mülller,
La mission
Août 1996. J'ai vingt-quatre ans, je viens d'être embauchée par Canal+ comme chroniqueuse dans l'émission "Nulle part ailleurs". On est à la fin du vingtième siècle et je suis la première noire à faire partie de cette chaîne pas du tout mélangée, qui, pourtant, chaque jour, fait profession de donner des leçons d'ouverture d'esprit. [...] Après une série de vérifications, qui feraient passer la CIA pour une institution laxiste, je suis autorisée à quitter le hall pour gagner le bureau où m'attend une journaliste du Parisien. [...] Nous nous installons, elle me sourit. Sa première question est neutre:
"Êtes-vous contente d'être là, d'avoir rejoint l'équipe?"
Je réponds que "oui", je suis contente.
"Et votre prénom, d'où vient-il?"
Un peu déstabilisée, je dis:
"ça, il faudrait demander à ma mère."
La journaliste sourit. Puis l'étau se resserre.
"De Montaigne c'est beau comme nom c'est un pseudo?
- Non, non.
- Non? Entre nous vous pouvez me le dire, ce n'est pas votre nom. Quel est votre vrai nom?
- Si, si, c'est mon vrai nom, je n'en ai pas d'autre."
Je comprends que la journaliste veut me faire avouer ma véritable identité, mon identité de Noire. Il semble même qu'elle ne soit venue que pour ça. Pas découragée par mes dénégations, elle essaie de me mettre sur la piste, suggérant que mon vrai nom doit sûrement commencer par "N'Quelque chose" ou "M'Queique chose". Elle me propose des patronymes qui correspondent à l'idée qu'elle se fait d'un nom typiquement noir.
"Je croyais avoir entendu quelque chose comme N'doumbé, Ngozi, Mwana... Non?"
Un de ces noms aurait pu être le mien, mais il se trouve que ce n'est pas le cas, ce qui la contrarie beaucoup.
"Ah bon, alors c'est votre vrai nom."Le ton est devenu sec, plus de sourire, le visage s'est fermé. "Vous êtes sûre?"
Même vieux de plusieurs siècles, il me faut encore justifier de la légitimité de mon patronyme. Comme un vêtement volé, cette femme voudrait que je rende mon nom afin de remettre les choses dans l'ordre. "Rends ton nom de Blanc!" semble-t-elle me dire. "Rends ton nom d'emprunt!"
Tout s'enclenche donc, et, sur le papier, dans les premières heures de son arrestation, Claudette Colvin pourrait être Rosa Parks. Elle est conduite au commissariat, on l'enregistre, on prend ses empreintes, puis direction la prison, pas celle des mineurs, bien que Claudette n'ait que quinze ans, mais celle des adultes. Pendant tout le trajet, les policiers l'appellent "La chose", "La pute". Bien qu'effrayée, elle fait face. Quand le révérend Johnson et la mère de Claudette viennent payer sa caution, ils s'attendent au pire. Elle est dans une cellule, elle pleure, c'est l'Alabama des années 1950, le pire a donc forcément eu lieu. Ils demandent : "Est-ce que ça va Claudette ?", sous-entendant : "As-tu été battue ?", "As-tu été violée ?", puisque c'est ainsi que la rébellion des femmes finit toujours. "Est-ce que ça va Claudette ?" Oui, ça va, Claudette a gagné la première manche, elle est en un seul morceau, vivante, ni battue, ni violée. Mais sortir de prison ne suffit pas, toute la nuit le père de la jeune file attend, un fusil à la main, qu'arrivent les hommes du Ku Klux Klan. Après tout, en une journée, Claudette a défié un chauffeur et deux policiers, trois hommes blancs c'est plus qu'il n'en faut pour être lynchée.
Mais poursuivons, suivez votre serviteur, suivez-moi, car désormais, vous êtes noir. Etre noir, contrairement à ce que l'on imagine, ça n'est pas une question de peau, c'est une question de regard, de ressenti. Ça vient de l'extérieur d'abord, de l'autre, puis le problème d'infiltre, comme une inondation sournoise, ça perce la cuirasse goutte à goutte, ça effrite par imprégnation. Il fut un temps où je n'étais pas noire. C'était avant la collision, avant l'école maternelle. Il fut un temps où j'étais simplement une petite fille de pas encore trois ans.
Lorsque j'ai voulu vous parler, vous voir peut-être, vous m'avez fait répondre que vous ne souhaitiez plus être dérangée, que tout avait été dit, et jusqu'à présent, vous comptiez retourner dans le silence qui vous avait toujours accompagnée. Vous souhaitiez redevenir une de ces silhouettes qui parcourent les rues, sans éclat, sans susciter rien d 'autre que l'indifférence, désireuse de ne pas être à nouveau maltraitée par l'Histoire".
le Code noir règle la vie des esclaves dans le but d'empêcher leur soulèvement.
"Déclarons les esclaves êtres meubles et comme tels entrer dans la communauté."