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Citation de Partemps


PHILOSOPHE

Je reprends la voie du grand désir, et je tombe là, tout de suite, sur le beau jardin de Laurence, à Bordeaux. On a 15 ans, elle m’invite de temps en temps chez elle, ses parents sont absents. On est assis côte à côte sur le banc vert, à côté du laurier en fleur. Elle vient de poser sa tête sur mon épaule gauche. On va sûrement s’embrasser. Qui va décider ? Elle.

On s’est donc beaucoup embrassés, ce printemps-là, avant mon départ pour Paris. Elle a continué son droit à Bordeaux, on est restés amis, avec une couleur spéciale. J’aime sa lucidité et son insolence. Sa voix est nette et rapide. Si j’avais un problème juridique, elle me défendrait très bien. Elle pense que j’aurais pu faire un excellent avocat, et ne comprend pas que je passe mon temps à m’occuper de littérature. Je suis son Philosophe Inconnu. Ce surnom l’amuse, mais elle n’a pas vraiment envie d’en savoir davantage. Selon elle, il y a au moins une loge maçonnique, à Bordeaux, où les Hauts Grades entretiennent le souvenir de Louis-Claude de Saint-Martin. Loge plutôt spiritualiste, donc, issue du camp girondin pendant la Révolution française, et restée très « anglaise », au sens traditionnel du mot.

Le Philosophe Inconnu semble avoir abandonné assez vite les rituels maçonniques, puisqu’il a prétendu avoir bénéficié d’une illumination particulière de la part de l’Être Infini, qui n’a pas grand-chose à voir avec l’Être Suprême de Robespierre. Après tout L’Homme de désir paraît en 1790, année où Mozart est encore vivant. Personne ne se risque à dire que Mozart aura été un franc-maçon comme un autre. Il n’en reste pas moins que l’influence des « Illuminés de Bavière » se propage très vite, à l’époque, dans l’Europe entière, mais surtout en France, grâce au Philosophe Inconnu.

L’homme de désir est d’abord un homme de l’instant. Il vit, s’il le veut, à la seconde près, ce qui a parfois des inconvénients au milieu du bruit des sociétés modernes. Il y a eu, au cours du XVIIIe siècle, des sociétés discrètes, dont l’une, La Société du Moment, peut faire longuement rêver. Le Philosophe Inconnu l’a-t-il fréquentée ? C’est probable, mais pas longtemps non plus, si on relève sa réserve instinctive à l’égard du mot « Société ».

On ne sait presque rien sur sa vie. Il a sûrement lu le Mysterium Magnum de Jakob Böhme, mais ses activités, pendant la Révolution, restent obscures. Il est quand même plus qu’étrange qu’il ait été chargé de faire l’inventaire des livres de la religion catholique en cours de liquidation. Pas un mot là-dessus, pas un mot non plus sur les projets d’une nouvelle religion nationale. Le Philosophe reste philosophe, il n’aspire à aucun pouvoir spectaculaire. Un esprit curieux s’étonnera peut-être de la coïncidence suivante. En 1764, le musicien Joseph Haydn, alors âgé de 32 ans, compose, à Vienne, une symphonie éclatante en mi-bémol majeur, la 22e de son œuvre, et l’appelle Le Philosophe. Saint-Martin a 21 ans à ce moment-là. Il paraît exclu qu’il y ait eu le moindre contact direct entre Haydn et le jeune et étrange illuministe. Tout n’est pas démontrable, mais ce rapprochement musical attire l’attention.

L’Homme-Esprit est né, il est à l’attaque, mais presque personne ne s’en rend compte (sauf Hegel, en 1806). Peu à peu, à travers des événements gigantesques, l’homme courant devient l’Homme-Atome, à la recherche de ses identités perdues. Il court en poursuivant ses incarnations flottantes, se transforme en sac de molécules, disponible pour servir une intelligence supérieure transhumaine. Son corps polysexuel n’a plus besoin de penser ni de désirer. Le Philosophe Inconnu, sauf métamorphose secrète, est donc porté disparu.
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