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Citation de Partemps


Marc Villemain
Rien n’est plus ardu (et hasardeux) que l’appréciation d’une œuvre et de son auteur sans cette sorte d’intelligence que confèrent l’espace et le temps. Il faudrait pouvoir s’extraire de la gangue des opinions à laisser courir, des réactions conditionnées et autres phénomènes d’influence qui régentent les passions modernes. Pas simple. Spécialement pour nous autres, enfants pérégrins de ces XXe et XXIe siècles hyper-communicationnels qui ont vu les tragédies accélérer comme jamais notre course à la destinée. De tout cela, Philippe Sollers était intimement conscient. Si bien que ses appels martelés à la joie, à l’extase, voire à la béatitude, tout ce à quoi il arrive qu’on le résume un peu superficiellement, me sont toujours apparus aussi comme une stratégie de lutte, acharnée, peut-être désespérée, contre l’empire de la mélancolie et le spectacle tout à la fois burlesque et terrifiant qu’est l’aventure des Terriens, ce drame épique. Mais, bref, il nous faut bien juger avec ce que l’on est, ce que l’on a ; tout en nous ménageant une assez confortable marge d’erreur.

Si j’insiste un peu sur l’embarras qui est le nôtre à jauger d’une œuvre et de son auteur « en temps réel », c’est qu’il me revient une anecdote qui remonte à l’époque où j’étais étudiant à l’Institut d’Études Politiques de Toulouse. J’y avais un professeur, aujourd’hui disparu, sympathisant d’une France provinciale non « moisie », catholique espiègle et tempéré dans le regard duquel se trémoussait toujours une coquinerie, tenant d’une droite digne (pour faire court : gaullienne, lettrée et plutôt indifférente à la « phynance ») avec lequel j’avais noué une certaine relation d’amitié. Nous n’aimions rien tant que nous narguer, non sans une bonne dose de mauvaise foi – je cultivais alors volontiers le cabotinage sollersien. Toujours est-il qu’à la fin d’un exposé que je présentai sur les têtes pensantes et autres grandes figures littéraires du temps (nous sommes au milieu des années 1990), lorsqu’il me demanda qui, selon moi, traverserait l’oubli, je m’entendis répondre : « Sollers ». Écart qu’il mit sur le compte de ma proximité géographique (je venais d’un coin de Charente balnéaire) avec ce Girondin à tête de moine libidineux. « On verra dans trente ans », ne trouvai-je alors qu’à répondre – sur un ton bravache, comme il se doit.

Trente ans, on y est. Et Philippe Sollers vient de mourir.

Mon pronostic estudiantin s’est-il vérifié ? Je ne saurais l’affirmer. L’époque s’entiche plus volontiers du noyau visible des comètes qu’elle ne porte attention à leur chevelure. Quant au ciel des arts et des idées sublimées, il est tant saturé d’astres éphémères – sans parler de leurs satellites, qui pour beaucoup explosent en plein vol – que l’on n’y perçoit qu’à grand-peine d’hypothétiques traînées de lumière. Aussi ai-je envie de redire : « On verra dans trente ans. » Car c’est maintenant, finalement, que tout commence.

C’est qu’on n’entre pas en sollersie comme en religion. Ce serait d’ailleurs bien le comble, en sus de trahir le facétieux grand prêtre : avec ou sans vaticaneries, ce fringant dix-huitièmiste s’est lui-même bien trop ingénié à louvoyer, que nous puissions sans trébucher lui dérouler un bel aplat rouge. Quoi de plus moderne, d’ailleurs, dans une époque qui promeut le standard, le rectiligne et le littéral, que de s’évertuer à crypter la langue, coder les positions et renverser les paradoxes. Moyennant quoi, je n’ai jamais considéré avec beaucoup de sérieux ses engagements idéologiques, qui ne furent sans doute jamais que méta-poétiques. Il n’est pas impossible que j’aie tort : après tout, suivant la loi des engouements générationnels et au regard de ce grand vacarme idéologique que furent les années 1970, pas impossible qu’il ait pris tout cela à cœur.

Reste que si sollersisme il y a, alors il ne peut être selon moi que l’autre mot de la recherche catégorique, radicale, intransigeante de la plus grande liberté vitale et créatrice possible, celle qui induit, revendique et même valorise celle de se contredire. Cette « plus grande liberté possible » est d’ailleurs l’exact objectif qu’il assignait au roman, « aventure physique et philosophique qui a pour but la poésie pratique » (Studio). Si je considère Sollers, l’homme, l’œuvre, j’ai le sentiment que cette définition, toute simple, brillamment métaphysique autant qu’elle est sèchement prosaïque, éclaire assez bien ce plaisir à vivre qui crevait l’écran.

Que cela fût pour le tancer ou pour l’encenser (Sollers n’attise guère les sentiments prudents), on a longtemps cherché (on cherchera encore longtemps) à rassembler les pièces du puzzle. C’est plus fort que nous : nous ne savons pas renoncer à la chimère de l’explication totalisante. Mais nous n’y parviendrons pas, jamais. Car cette recherche d’un sens ordonné n’en aurait pas, de sens. Ce serait antithétique avec une Liberté dont la majuscule seule l’intéressait. On pourra faire entrer le Sollers dans un tube à essais, certainement pas en tirer une loi chimique ordinaire ou constante : le précipité sera instable. Tant mieux : il est bon d’agacer une époque qui ne supporte pas le paradoxe et ne soupire qu’après la pureté – à commencer par la pureté morale, cette fabrique à réprimer.

Pour s’être lui-même prêté au jeu par goût de la farce, du faux-semblant ou de la subversion, et probablement aussi pour le plaisir de faire parler de lui, Sollers savait mieux que quiconque que la « société » n’affecte plus guère à l’écrivain qu’une fonction divertissante ou spectaculaire. Le divertissement de masse, à visée commerciale, corrompt l’intuition artistique, à visée sublimatrice. Cela vaut pour les œuvres littéraires comme pour Venise. Après tout, mais ce sera aux historiographes du futur de le dire, il est peut-être l’un des derniers représentants d’un monde où le seul statut d’écrivain suffisait à lui valoir un certain genre de considération.

Mais me voilà à disserter quand je n’avais à cœur que de dire, autant que possible avec un peu de légèreté, ce que ma découverte de Philippe Sollers suscita en moi.

J’étais alors un tout jeune homme, vivant dans un village très modeste, encore un peu sauvageon, et mes fantasmes étaient bien moins mobilisés par l’art du roman que par le génie politique. Or, comme c’est une règle dans l’existence, dont c’est d’ailleurs un des charmes, l’on n’accède souvent aux êtres et aux choses que par des voies inattendues, imprévisibles ou détournées. Moyennant quoi, c’est à cette période que je me lançai dans Femmes, et que je m’y lançais pour de mauvaises raisons, quoiqu’il n’en fût jamais de mauvaises : j’avais lu que le texte avait fasciné François Mitterrand, lequel s’était longtemps échiné à deviner quel authentique visage de femme se dissimulait derrière tel ou tel personnage féminin. Le souvenir qu’il me reste de cette lecture, touffu, enchevêtré, peut se résumer à une sorte de subjugation. Subjugation devant la virtuosité, l’érudition, le piquant, le rythme, dont je conserve une impression très vitaliste, enfin l’étrange musicalité d’un ensemble dont je savais ne pas saisir toutes les subtilités. Je crois que je me sentais admiratif d’une manière d’écrire dont je percevais qu’elle révélait une personnalité très à part, et à tout le moins éloignée de mon univers courant. Je découvrais que l’un des privilèges de l’écrivain était de pouvoir s’utiliser sans impudeur, qu’il était possible de se livrer sans se livrer. La mécanique qui travaille l’adolescence en sous-main est implacable : chaque découverte nous tatoue. Charge à nous, ensuite – cela peut prendre la vie – de nous en libérer. Ainsi fonctionnent les grandes transmissions, et s’engendrent les écritures à venir.

Aux yeux et aux oreilles de quelqu’un dans mon genre, que la tendance naturelle porte à se laisser glisser sur la pente un peu gnangnan d’une certaine nostalgie, d’un certain mélancolisme, Sollers a toujours fait résonner un tonitruant rappel à l’ordre. Lorsque je songe à lui, je m’aperçois qu’il est de ces esprits qui savent, d’un simple rictus railleur devant votre mine abattue, vos pâleurs ou vos rides soucieuses, balayer toute passion triste. Il est loisible à cette aune de le regarder comme une sorte d’anti-Houellebecq : quand celui-ci nous invite à contempler la laideur du monde, pourquoi pas à nous y vautrer, Sollers nous sauve de nos humeurs en en riant haut, sachant bien que c’est dans le rire – on voit cela chez Rabelais, chez Swift, bien sûr chez Voltaire et Diderot – que la liberté nous lance ses clins d’œil.

Je pense que jamais Sollers ne dupa Philippe. C’est pourquoi il avait le triomphe amusé, désinvolte et raffiné. À moi qui me suis toujours senti un peu pataud dans la vie sociale, son apparente aisance à vivre dans le beau monde tout en chérissant la solitude des bords de mer est toujours apparue comme une panacée. J’ignore la part de comédie de tout cela, j’ignore ce que, fatalement, il ne pouvait manquer d’éprouver comme sentiment d’incomplétude, comme tourment ou comme amertume, mais je me satisfais très bien de ce Sollers inaccessible, insaisissable et secret que j’ai aimé. Pour le reste, on verra, dans trente ans, ce qu’il en est.
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