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Citation de PhilippeMaurice


Il serait injuste de taire l'effet qu'une fréquentation plus assidue du Prince avait eu aussi sur Sedàra. Jusque-là celui-ci n'avait rencontré des aristocrates qu'à des réunions d'affaires (c'est-à-dire des achats et des ventes) ou à la suite d'invitations très exceptionnelles et très longuement méditées à des fêtes, deux sortes d'éventualités au cours desquelles ces singuliers exemplaires sociaux ne se montrent guère sous leurs meilleurs aspects. À l'occasion de ces rencontres s'était formée en lui la conviction que l'aristocratie n'était constituée que d'hommes-moutons, qui n'existaient que pour abandonner la laine de leurs biens à la tonte de ses ciseaux et leur nom, illuminé d'un inexplicable prestige, à sa fille.

Mais déjà sa connaissance du Tancredi de l'époque l'avait mis face à un exemple inattendu de jeune noble, aussi sec que lui, capable de troquer très avantageusement ses sourires et ses titres pour les grâces et les richesses d'autrui, tout en sachant recouvrir ces actions «sédaresques » d'une grâce et d'un charme qu'il sentait ne pas posséder, qu'il subissait sans s'en rendre compte et sans pouvoir d'aucune manière en discerner les origines. Lorsque, ensuite, il eut appris à mieux connaître Don Fabrizio, il retrouva bien sûr, chez ce dernier, la mollesse et l'incapacité à se défendre qui étaient les caractéristiques de son noble-mouton pré-défini, mais en plus, une force d'attraction différente dans le ton mais égale en intensité à celle du jeune Falconeri ; et encore une certaine énergie qui tendait à l'abstraction, une disposition à chercher la forme de sa vie en ce qui venait de lui-même et non en ce qu'il pouvait arracher aux autres ; il fut fortement frappé par cette énergie d'abstraction bien qu'elle se présentât à lui sous une forme brute et non réductible à des mots comme on est ici tenté de le faire ; mais il s'aperçut qu'une bonne partie de ce charme provenait des bonnes manières et il se rendit compte combien un homme bien élevé est agréable, car, au fond, ce n'est que quelqu'un qui élimine les manifestations toujours déplaisantes d'une grande partie de la condition humaine et exerce une sorte d'altruisme profitable (une formule dans laquelle l'efficacité de l'adjectif lui fit tolérer l'inutilité du substantif).

Lentement don Calogero comprenait qu'un repas en commun ne doit pas être nécessairement un ouragan de bruits masticatoires et de taches de graisse ; qu'une conversation peut très bien ne pas ressembler à une querelle de chiens ; que céder le passage à une femme est un signe de force et non, comme il l'avait cru, de faiblesse ; qu'on peut obtenir davantage d'un interlocuteur si on lui dit «je me suis mal expliqué» au lieu de «tu es sourd ou quoi?», et qu'en utilisant de pareils procédés, mets, femmes, arguments et interlocuteurs finissent par y gagner et sont aussi profitables pour celui qui les a bien traités.

Il serait hardi d'affirmer que don Calogero tira parti tout de suite de ce qu'il avait appris ; il sut, dès lors, se raser un peu mieux et être un peu moins effrayé par la quantité de savon utilisé dans la lessive, rien d'autre ; mais ce fut à partir de ce moment-là que débuta pour lui et les siens l'affinement constant d'une classe qui au cours de trois générations transforme des rustres efficaces en gentilshommes sans défense.
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