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Citation de hcdahlem


(Les premières pages du livre)
Le cœur de cette longue année 1976, brillant comme une émeraude, est son mois de juillet. Un cœur qu’on ne peut arracher sans perdre la compréhension des choses.
Anastasie le verra luire dans le noir de sa mémoire. Elle saura que juillet fut le cœur de l’année 1976 parce que s’y étalèrent les semaines lumineuses où le volcan marqua
chacun de sa terrible empreinte. Et parce qu’en ce juillet-là, elle perdit quelque part le sac de capsules de Coca-cola qu’elle collectionnait pour la glacière qu’elle voulait offrir à Eucate (elle avait alors vingt-huit capsules marquées d’une petite étoile blanche; elle devait en réunir trente, ajouter trente francs puis se rendre à l’usine Coca-Cola de Jarry pour réclamer son lot). Elle ne comptait plus les nuits où elle avait rêvé de poser triomphalement la glacière devant Eucate sur la toile cirée.
Pour laisser derrière soi la maison d’Eucate, il fallait émerger de la ravine enfouie sous la végétation et gagner le sentier fraîchement goudronné, tassé par des milliers de pas. C’est pourquoi les enfants autour de la maison
avaient tous eu au fil des années les mollets fermes et les genoux noircis.
Accrochée au fond de sa pente glissante, la case était entièrement faite de bardeaux courts que les gens appelaient « essentes ». C’étaient de petites planches de bois sec, serrées, comme si le charpentier (la charpentière, car c’était Eucate qui avait construit les deux pièces
de sa case, morceau par morceau) ne s’était arrêté un instant que pour laisser deux trous de fatigue en guise de fenêtres. La case était grisâtre, délavée et dépourvue de fleurs.
Elle était assombrie par les grappes velues des cacaoyers sauvages et des coccolobes. Eucate en sortait, son vieux coutelas à la main, levait la tête vers le ciel, inspectait le sol. Puis le coutelas s’élevait généralement deux fois pour abattre en silence une branche feuillue. Les habitants du quartier n’y prêtaient pas beaucoup d’attention. Pour tout dire, en ces temps où l’île semblait connaître un semblant de progrès, tandis que la route de la Traversée venait d’être arrachée à la forêt à coups de bulldozers suivant les plans déroulés par des ouvriers revêtus d’une tenue orange vif, la case d’Eucate était une aberration, le béton ne l’ayant même pas effleurée. La mairie avait d’abord envoyé des lettres invitant Eucate à se rapprocher des services municipaux pour formuler une demande de relogement en ville. Puis un agent s’était déplacé jusqu’à la case, le cou en sueur et les pieds douloureux, pour lui remettre un courrier au ton comminatoire. Mais Eucate n’avait aucune intention de quitter la forêt et la mairie l’oublia, bien d’autres masures étant concernées par son plan de «réduction de l’habitat insalubre». Les voisins n’accordaient pas non plus spécialement d’intérêt à ceux qui vivaient dans la case d’Eucate. On voyait seulement émerger, à intervalles réguliers, un garçon ou une fille mutique en âge de faire la vie, qui empruntait le chemin sans se retourner. Et on disait «Voilà un autre rejeton d’Eucate qui part pour ne plus jamais revenir ». Jusqu’à ce qu’il ne reste au fond de la ravine qu’Eucate et sa petite-fille, Anastasie. Car Libert Darrieux, le mari d’Eucate, père de quatre de ses enfants et qui avait bien voulu donner son nom aux deux autres, était mort depuis longtemps, un premier janvier à l’âge de cinquante-deux ans, d’une péritonite déclenchée par la dose d’huile de ricin censée lui laver le corps pour bien démarrer l’année.
Bien qu’elles n’en parlent jamais toutes les deux, Anastasie sait que le souvenir préféré de sa grand-mère, celui qu’elle convoque chaque fois que l’intimité d’un moment à l’ombre le lui permet, remonte quelques années plus tôt, durant l’hivernage 1967. Anastasie n’était alors qu’une fillette galeuse et pourtant, comme
si elle partageait la mémoire de sa grand-mère, la jeune fille revoit parfaitement Ange, le merveilleux fils d’un certain Elias Bévaro vivant de l’autre côté de l’île, en Grande-Terre. Elle le revoit garant sa DS mordorée au bord de la ravine, à quelques mètres de la case. De tous les souvenirs qu’elle a engrangés durant sa longue vie, c’est celui que sa grand-mère chérit le plus, enfoui dans son cœur comme un remède pour obtenir un sommeil plus facile ou soulager son dos. «Système à suspension hydropneumatique», expliquait fièrement Ange aux adultes ébahis comme aux enfants agglutinés autour du véhicule dans toutes les communes où il s’arrêtait. Cependant, les témoins de l’époque, avec un soupçon d’orgueil teinté de mélancolie sur le visage, s’en tiendraient simplement, des dizaines d’années plus tard, à évoquer la « voiture qui monte et qui descend».

En 1976, tandis que l’angoisse submerge comme une marée sombre les habitants du sud de l’île – depuis la route qui mène chez Eucate comme par inadvertance, il suffit de lever les yeux pour apercevoir le dôme fumant du volcan –, la vieille femme, assise devant sa case, indifférente aux braises flottant autour de son visage, sirote avec délice le souvenir de cette matinée de 1967 où, depuis l’intérieur en cuir chocolat de sa DS, Ange actionna le levier qui soulevait en douceur les amortisseurs.
Dans un soupir d’aise, la voiture se dilata comme un crapaud buffle. Ange poussa dans l’autre sens: la voiture redescendit lentement sur ses roues en expirant. Il répéta plusieurs fois l’opération pour le plaisir des gosses qui entouraient le véhicule: descente, remontée. Les marmots hurlaient d’excitation. La molaire d’argent plantée dans la bouche d’Ange brillait fièrement au soleil. Les gamins les plus hardis, après avoir jeté un coup d’œil craintif vers Ange, se risquèrent à grimper sur le capot brûlant. «Ça doit faire comme ça dans les ascenseurs », assuraient-ils, le short collé à la tôle frémissante. Pieds nus et cambrés sur le goudron encore tiède avant la grande chaleur de l’après-midi, les autres hochaient la tête en croisant les mains sur leurs crânes tondus ou nattés et se bousculaient pour, à leur tour, «monter dans l’ascenseur ».
Eucate n’était pas sortie quand Ange avait garé la DS à moins d’un mètre de son poulailler délabré. Il lui suffisait d’apercevoir par la fenêtre ses souliers de cuir parfaitement cirés et les gants marron glacé, assortis à la couleur de la voiture. Elle savait qu’il entrerait pour boire un café. Elle savourait l’attente. Elle savait pourquoi les gants étaient importants. Elle suivit Ange des yeux lorsque, après avoir refermé la portière, jouissant de son claquement feutré, il entreprit de descendre prudemment dans la boue, toujours entouré de la marmaille comme un essaim de vonvons autour d’un pain de miel.
Eucate l’attendait.
Les larges dalles blanches veinées de gris que personne ne soupçonnait de l’extérieur de la case, sur lesquelles Eucate glissa dans ses chaussons avachis pour verser du café dans une timbale cabossée et la poser fumante sur la table, c’était Ange qui les lui avait offertes. Elles provenaient du surplus de l’un des chantiers où il travaillait. Les volets de bois, c’était aussi lui qui les avait apportés et fixés aux fenêtres sous l’œil attentif d’Anastasie à qui il montrait chaque clou, chaque vis, expliquant patiemment à la fillette ce qu’il allait en faire. «Celle du patron de Daniel est décapotable, c’est sûrement encore mieux. Mais lui ne porte pas de gants», déclara Ange en se présentant à la porte. Il s’essuya les pieds et tourna la tête une dernière fois vers le soleil avant de plonger dans l’ombre rafraîchissante de la case. La brise poussa son museau dans la pièce et ressortit aussitôt par-derrière. Les enfants du quartier disparurent, suivis de loin, timidement, par Anastasie. Ils ne s’intéressaient pas aux radotages d’Eucate dans son vieux fauteuil en skaï troué. Ils préféraient continuer à rôder autour de la DS.
Ce fut comme s’il avait fait exprès de lui présenter son meilleur profil avant d’entrer dans la pénombre. Les rayons du soleil ne perçaient pas la végétation, la case restait fraîche jusqu’à trois heures de l’après-midi au moins. Ce matin-là, le coq perché sur le lourd bidon rouillé qui servait de citerne avait néanmoins chanté dans un poudroiement d’or. Ce poudroiement dansait encore autour d’Ange.
Son visage à la beauté évidente. Lèvres de filles posées sur la timbale au goût métallique. Sourire plissant ses yeux noisette sous les paupières légèrement tombantes.

Il s’assit face à elle. Entre les pieds d’Eucate, les poules menaient une guerre impitoyable aux ravets trapus dont les longues antennes paniquées tâtonnaient le carrelage à la recherche des fentes disponibles.
«C’était le patron de Daniel mais ce temps-là est terminé. Ça fait bien six ans que Daniel est parti.
– Dit comme ça, il n’y a pas de raison que tu le considères encore comme le patron.
– Ça n’a jamais été le mien. Il n’a pas payé Daniel pour ses heures supplémentaires. On ne peut pas faire confiance à un patron blanc d’ici. C’est ce que je dis toujours à mes ouvriers.
– Les patrons noirs valent mieux, peut-être ?
– En tout cas, mon entreprise vaut autant que la sienne.
– C’est dans l’électricité qu’il était ?
– Électricien, oui. Son patron a monté l’entreprise depuis la France. Il n’est venu ici que lorsqu’il a commencé à obtenir de gros contrats. Daniel n’était qu’un apprenti de rien du tout pour lui. À l’époque je l’ai traité d’idiot, mais il a eu raison de partir. Il a un bon métier maintenant.
– Toi, ça te plaît la peinture?
– Pas plus mal qu’autre chose. J’ai trois gars en ce moment. Ça marche bien, à cause du sel qui ronge les façades. Et l’humidité n’est pas bonne non plus pour le ciment. Les églises d’Ali Tur ont besoin d’être ravalées dans toute l’île. C’est pour ça que je peux me payer ce voyage en France. Je verrai comment vit Daniel, là-bas.
– Lucette part avec toi ?
– Le bateau, c’est pas indiqué dans son état. Il vaut mieux qu’elle reste chez ses parents. Mais je vais faire une grande fête avant mon départ. »
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