Les Éditions Bleu & Jaune ont publié en mars dernier l’auteur Artem Chapeye, qui s’est engagé dans la défense militaire de son pays contre l’envahisseur russe. Si dans cet ouvrage, la guerre n’est pas au centre de l’histoire et des préoccupations de la famille Tkatchouk, qui en ont d’autres aussi vitales, celle de survivre en premier lieu, elle n’est en revanche jamais bien loin.
Bily Sad est une ville moyenne d’Ukraine, ou où la famille Tkatchouk, composée des parents Youra et Olia, de leurs deux fils, Yourïï, le garçon des rues, et Volodia, l’intellectuel. On pénètre dans cette Ukraine sombre où les oligarques raflent tout sur leur passage et rachètent les entreprises nationalisées – il y a de forts échos du roman Les Loups de Benoit Vitkine -, où le racisme s’exprime à coups de semelles crantées dans les rues de la ville, l’alcoolisme embrume la vision des aînés entre deux tasses de thé, le travail se fait rare quand bien même vous êtes diplômé des meilleurs instituts. Où les générations sont fracturées par une incompréhension réciproque, des parents qui essaient de trouver des solutions à la précarité de leur vie, des jeunes qui méprisent et détestent leur parent en retour. Artem Chapeye donne à voir une Ukraine profondément corrompue, vidée de ses richesses par quelques individus rassemblé en meute, détruite, rasée par eux, dévastée, pillée, où les gens de condition moyenne doivent se surpasser pour survivre. Qui dit appauvrissement, dit nationalisme exacerbé, le moindre individu un peu différent est observé d’un regard noir, a minima.
Il y a cette phrase terrible « Voyons, le patriotisme n’a encore fait de mal à personne » du père aveuglé, qui baigne encore dans ses illusions alcoolisées de cognac, et qui ne distingue pas une simple fierté patriotique d’un nationalisme rampant, ni celle de l’endoctrinement systémique. Le racisme, qu’Artem Chapeye, l’illustre allègrement sous toutes ses formes, dans tous les pays, entre toutes les origines. Tout est partout pareil, dans les États-Unis Sudistes ou l’Ukraine reculée, Hondurais ou kazakh, la haine de l’étranger suinte. Avec Youra, ouvrier sous-qualifié, homme à tout faire en Louisiane, la mère en Italie, garde-chiourme de vieilles italiennes, c’est l’occasion de comprendre la différence de traitement réservée aux travailleurs pauvres, selon vos origines. La preuve d’un racisme ordinaire dont il ne se rend même plus compte.
Laisser sa fierté au placard et partir loin d’ici, car il n’y a plus personne pour employer en Ukraine des actifs ultra-compétents mais dont les compétences ne trouvent plus preneur. Partir, oui, envoyer son salaire en Ukraine pour soutenir la famille, oui encore, et après ? Loin d’ici, près de nulle part, raconte aussi l’éclatement d’une famille, des parents comme des valeurs familiales d’un clan, d’une ville, d’un pays, qui ont fini par se perdre, disséminées aux quatre coins du monde. D’un pays qui a fini par engendrer des « orphelins sociaux ».
Roman politique, social, d’une voix désabusée, Artem Chapeye soulève également ce qui nous est inconnu à l’ouest, ces « orphelins sociaux » dont les parents ne sont pas morts, mais disparus volontaires dans des pays à la recherche de mains d’œuvre, celle qui est prête à accepter n’importe quel travail. Bily Sad, la ville industrielle de taille moyenne par excellence, est typiquement de celles qui ont souffert des abus des oligarques, après une industrie riche, du retour de bâton de la privation, de l’appauvrissement, de la désertification. Il est là pour mettre en valeur sous la lumière crue de son projecteur les recoins les plus laids d’une ville, et d’un pays, dont la moindre miette de richesse s’est fait grignoter par une minorité qui se vautre dans le luxe alors même que la majorité crève à petit feu sous les maux d’une vie quotidienne qui n’en peut plus d’amertume et d’absurdité. Un regard dur, sans concession qu’est celui de l’auteur ukrainien, avec le constat sans illusion que son pays est devenu un territoire de seconde zone, ravagé par un nationalisme puant et latent, déserté par les siens, par ceux qui tiennent vraiment à leur nation. Pas ceux qui se goinfrent sur leur yacht de luxe. Une dureté qui fait écho à la violence d’y vivre, de s’y faire sa place, et surtout de ne pas perdre la sienne. La mort rode, dans le récit d’Artem Chapeye, les plus faibles n’y résistent pas, les autres s’endurcissent, d’autres en perdent la raison. Les guérillas urbaines ne sont pas si loin, la guerre non plus. Et sur fond de menace de guerre du voisin aviné et bourru, l’image est trop forte pour être hasardeuse, apparaissent comme des fantômes Kiev et Kharkiv, dont les noms nous sont désormais trop familiers.
L’Ukraine post-sovietique met du temps à remonter la pente, et ce ne sont pas ces nouveaux riches à la barre du bateau qui vont améliorer sa situation. Artem Chapeye pose un regard très lucide sur son pays, sans concession, désespéré parce qu’il voit en lui un bateau en train de couler, les ukrainiens avec, sans personne pour le redresser. Avec la guerre qui s’impose, ses milliers de corps suppliciés, violés, torturés, dont personne ne peut entrevoir la fin, on peut se demander de ce qu’il adviendra de ce pays dans les décennies à venir. Alors même que les membres des pays de l’OTAN viennent de se rendre compte que l’ukrainien est une langue bien différente du russe.
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