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EAN : 9782380822663
272 pages
Anne Carrière (13/01/2023)
3.71/5   35 notes
Résumé :
1948. Joseph Staline lance son grand plan de transformation de la nature. Au crépuscule de son règne, le tyran n’a plus qu’un adversaire à sa mesure : la planète. Il veut la dominer par ses grands travaux.
Miné par la maladie, enfermé dans ses forteresses, le petit père de peuples, 70 ans, redoute les complots. D’où vient le vent déchaîné qui le pourchasse ?
Sous ses ordres, un jeune ingénieur fanatique reçoit l’ordre de vider une petite mer en plein... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (13) Voir plus Ajouter une critique
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«Que cette mer lointaine soit mise à mort!»

Fabien Vinçon raconte dans son second roman le projet fou imaginé par Staline, assécher la mer d'Aral et la remplacer par des champs de coton. Un drame qui est aussi l'occasion d'une réflexion sur nos rapports à la nature.

Trois fois rien. Il n'aura fallu qu'un coup de vent et un refroidissement et un rapport expliquant que sur les bords de la mer d'Aral, on se laissait aller à faire la fête et à boire un peu trop pour que Staline se mette en colère et hurle: «Que cette mer lointaine soit mise à mort! Elle renferme la sédition en son sein. Deux attentats ignobles ont été perpétrés contre les plus hautes autorités de ce pays. La science nous permettra d'effacer une mer frondeuse qui n'a pas sa place dans le monde radieux que nous édifions.»
C'est ainsi qu'est décidé, le 12 septembre 1950, de creuser le grand canal turkmène qui détournera le fleuve Amou-Daria vers la mer Caspienne. Un chantier gigantesque de mille kilomètres à travers le désert du Karakoum, planifié en cinq ans et qui doit s'accompagner de trois usines hydro-électriques et l'objectif de décupler la production de coton.
Pour mener à bien ce projet l'ingénieur-amiral Aristote Bérézinsky va mandater un jeune ingénieur prêt à tout pour sortir du lot, Leonid Borisov. En combattant «l'attitude honteusement antisoviétique de la mer d'Aral», il a trouvé un défi à sa (dé)mesure. Accompagné de milliers d'hommes, il part s'installer à Mouïnak, d'où il va superviser les travaux gigantesques consistant à détourner les deux grands fleuves qui l'alimentent.
Une première énorme explosion va secouer le pays, marquant des débuts prometteurs pour Leonid qui réussit à détourner le cours de l'Amou-Daria et le début de la fin pour les habitants de la région, les Ouzbeks et les Kazakhs.
D'abord fascinés par l'intérêt de Moscou pour leur région reculée, les autochtones vont vite déchanter, puis entrer en résistance. Car ils comprennent très vite qu'ils ont été dupés et que Staline ne les considère que comme quantité négligeable, que comme des rebelles qu'il s'agit de mater.
Fabien Vinçon raconte l'avancée des travaux en parallèle à la fièvre qui s'est emparée des dirigeants. Borisov va même s'interdire de s'engager plus avant dans une liaison amoureuse pour ne pas voir ses sentiments prendre le pas sur sa mission. Une ténacité ou un aveuglement, c'est selon, qui lui vaudra le Prix Staline. On sait qu'il réussira, provoquant ainsi une catastrophe écologique majeure, mais le romancier nous fait partager ses états d'âme et ses angoisses. Il détaille aussi la machine répressive qui, du jour au lendemain peut s'emballer et faire du héros du jour un ennemi public le lendemain. La chronique de cette machinerie infernale donne du relief au roman. Il montre aussi que, bien ou mal intentionné, on ne s'attaque pas impunément à la nature et à ses lois. Des pêcheurs, des sous-mariniers et quelques femmes folles sont là pour en témoigner.

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Le petit père du peuple a du vent dans le crâne. Ou du moins, incapable de reconnaître que le poids des ans er des abus pèsent sur son état de santé, attribue-t-il aux vents mauvais qui agitent la mer d'Aral les pensées délirantes qui l'obsèdent et agitent ses membres de mouvements convulsifs contre lesquels les médecins qui l'entourent ne peuvent pas grand-chose, faute de connaissance ou de licence d'action.

La mer d'Aral sera donc asséchée, puisque que c'est la volonté de Staline. Peu importe l'avis des peuplades qui vivent de la pêche sur ses rives. Peu importe le courroux de la géante qui vit au fond de l'eau. Peu importe les avertissements alarmés du chaman. le jeune ingénieur Léonid Borisov est chargé de concevoir et réaliser ce projet.

Ce qui n'est pas prévu, c'est la rencontre électrique et fatale entre Léonid et la belle et rebelle Elmira. L'amour est incompatible avec le respect inconditionnel des préceptes du régime. le vent d'Aral souffle aussi dans l'âme tourmentée du jeune apparatchik.

Roman de la folie du pouvoir qui renvoie à une actualité en cours, roman d'amour et fable historique, qui retrace ce projet fou de détourner les deux fleuves qui alimentent le lac pour irriguer les terres aux alentours destinée à la culture du coton. Aucun état d'âme pour la biodiversité !


Superbe lecture, qui évoque les classiques russes, de Boulgakov à Dostoïevski, et qui réussit à allier humour, amour et politique avec beaucoup de grâce.



272 pages Anne Carrière 13 janvier 2023
Sélection Prix orange 2023

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« Les grands crimes contre la nature demeurent totalement muets. Et sans doute est-il trop tard pour y penser. » (P. 252)

Nous connaissons tous cette photo qui fait la couverture de ce titre…mais je ne me souvenais pas…peut-être ne l'avais-je jamais lu que toute cette rouille était due à Staline…intérêt de ces réseaux de lecteurs qui échangent leurs avis…leurs coups de coeurs !

Projet fou d'un homme, qui était rendu malade par le vent « Il ordonne aux savants de poursuivre, jusqu'au bout du monde s'il le faut, le souffle sacrilège qui a osé l'humilier. » (P. 13) …..l'humilier et le rendre -encore plus- malade, lui l'homme de fer, pas bien dans sa tête.

Seule la nature peut le rendre malade, alors il décide de l'affronter, de la mettre au pas, à son pas, de supprimer « le baiser de la steppe »!

Alors il décide de lancer l'opération « La grande soif » qui consistera, rien de moins, qu'à détourner les deux fleuves qui alimentaient cette mer!!! les détourner afin de créer de part et d'autre de leur futur lit une grande zone agricole de culture du coton ….« La mer d'Aral ne sert à rien, elle doit disparaitre. »

Un écocide, le premier sans doute de l'histoire…un écocide qui devait nier jusqu'à l'existence passée de cette mer…Les photos prises par satellite « avant-après » sont impressionnantes.

Qu'importent les pêcheurs, contraints de laisser rouiller leurs bateaux…il leur était impossible de critiquer le moustachu…..on savait ce qu'on risquait !

Cela faisait bien longtemps que je n'avais pas eu entre les mains, un article ou un livre sur cette période – et ce fou de Staline- entre les mains.

Oui il avait beaucoup de vent dans la tête…Que de livres mettant en scène ce malade ont été édités !

Le magazine Geo nous confirme, photos à l'appui les conséquences de ce grand vent qui soufflait dans la tête du vieux Joseph : https://www.geo.fr/environnement/disparition-de-la-mer-daral-un-ecocide-orchestre-par-lurss-au-coeur-dun-roman-daventure-maritime-213642

« Les grands crimes contre la nature demeurent totalement muets. Et sans doute est-il trop tard pour y penser. » (P. 252)

Un beau moment de lecture.
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« - Que cette mer lointaine soit mise à mort! Elle renferme la sédition en son sein. Deux attentats ignobles ont été perpétrés contre les plus hautes autorités de ce pays. La science nous permettra d'effacer une mer frondeuse qui n'a pas sa place dans le monde radieux que nous édifions.
Ainsi ordonne-t-il, le 12 septembre 1950, de creuser le grand canal turkmène* qui détournera le fleuve Amou-Daria vers la mer Caspienne. Plus de mille kilomètres de tranchées à travers le désert du Karakoum, en cinq ans. Il exige que trois usines hydro-électriques géantes sortent de terre, il envisage de décupler la production de coton de la région. »

Staline a bu la mer, Fabien Vinçon @fabienvincon @editions.anne.carriere

Un écocide! Dont le point de départ remonte aux années 60, que j'ai pu constater par moi-même il y a quelques semaines lors de mon voyage en Ouzbékistan… un écocide commandité par Staline en personne: la disparition de la Mer d'Aral!

Un écocide est un meurtre! Un assassinat en bonne et due forme! Il n'y a pas d'autre mot pour définir cela: la disparition d'une mer n'est pas un fait divers… c'est toute une région qui se meurt à présent, décimée par les vents de sel, les bactéries libérées et semées au vent…

Cela n'a rien d'amusant certes, mais c'est la réalité, c'est notre monde aussi, notre Terre… même à des milliers de kilomètres!

Et c'est la raison qui m'a poussée à constater par moi-même les dégâts lors de mon récent voyage: je voulais prendre la mesure de la bêtise humaine, me confronter à ce que l'on engendre, ce qui peut se produire chez nous également avec d'autres acteurs et d'autres scènes…

Mais soit! Cette chronique n'est pas un plaidoyer écologique, je ne pense pas avoir le talent pour cela… cette chronique a pour but de vous parler d'un livre qui révèle l'origine de ce meurtre: la folie de Staline!

« Staline a ordonné que la mer d'Aral soit vidée, reprend l'ingénieur-amiral. L'opération exceptionnelle, classée secrète, a reçu la nuit dernière pour nom de code la « Grande Soif». Elle doit donner lieu à l'expression du génie soviétique et sera pilotée ici même par un collège de neuf académiciens que j'ai l'honneur de présider. Nous avons sélectionné nos meilleurs éléments pour la mener à bien. Compte tenu de la modernité des moyens techniques inédits que nous mettrons en oeuvre et de vos capacités louées par vos professeurs, j'ai décidé de vous en confier le commandement sur le terrain. »

Cet homme « génial » qui est-il? Leonid Borisov! Personnage de fiction, celui-ci ne nous permet pas moins de remonter le cours d'une mer aujourd'hui disparue…

« Deux fleuves alimentent la petite mer perdue au milieu du désert: le Syr-Daria dévale des monts Célestes dans un tourbillon d'écume tandis que l'Amou-Daria bondit sur les pentes enneigées du Pamir où il prend sa source, réduisant en affluents toutes les rivières qu'il croise. Lequel des deux géants faut-il décapiter en premier? »

Ce récit, mâtiné de fantaisie, teinté d'un soupçon de folklore aussi, nous offre une vision peu commune de ce drame fort méconnu sous nos latitudes…

J'ai apprécié d'en apprendre davantage au sujet de cette catastrophe écologique!

J'ai aimé retrouver Omar Khayyâm, poète cher à mon coeur…

« Écoute cette vérité d'Omar Khayyâm:
Bois du vin, vole sur les grands chemins, mais sois humain! »

… et plonger au coeur des mots, à l'origine de cette terre riche en récits, à l'Histoire incroyable et fascinante!

« … mais il reste dans nos coeurs de vieilles croyances! Dans le delta de l'Amou-Daria, celles-ci précèdent de plusieurs siècles l'arrivée des cavaliers arabes. Les zoroastriens avaient fait de la mer d'Aral leur berceau sacré. »

Un récit que je ne suis pas prête d'oublier et que j'ai découvert grâce à la chronique de @ego_lector_ que je vous recommande vivement de lire! Elle en vaut le détour…

La Mer d'Aral mérite d'être contée… et écoutée! le chant des vagues meurt une seconde fois si l'on ne prête pas attention au message d'une mer assassinée!
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Staline a bu la mer ou l'écocide de la mer d'Aral :

Écocide = n.m. Grave atteinte portée à l'environnement, entraînant des dommages majeurs à un ou plusieurs écosystèmes, et pouvant aboutir à leur destruction.

«  Savez-vous le pire, dans l'histoire de cette petite mer vidée tout aussi proprement qu'une écuelle d'eau fraîche est lapée par quelques chiens assoiffés ? […] C'est qu'il n'en existe aucun récit ! Les grands crimes contre la nature demeurent totalement muets. Et sans doute est-il trop tard pour y penser. »

Voilà. Fabien Vinçon raconte la légende épique, le chant du cygne de la Mer d'Aral.

Mise à mort voulue par ce « petit père du peuple » tourmenté au point de vouloir en finir avec cette mer au petit air fou qui l'inquiète, et qui, un soir dans sa datcha, le renverse et manque de l'asphyxier d'effroi.

«  L'ingénieur est le seul à déplorer l'absurdité de toute l'opération. L'effrayante somme de mensonges liée à la mise à mort de la mer d'Aral n'a pas son équivalent dans toutes les actions de manipulation à grande échelle. En dehors des frontières de l'Urss, nul ne soupçonne cette aberration. »

La légende d'Aral s'écrit alors à travers les yeux de Léonid, l'ingénieur soviétique et ambitieux venu tuer la petite mer importune, Elmira la jeune femme ouzbèke née au mauvais endroit lorsqu'on rêve d'indépendance et Nabidjan sorte de chaman qui rencontre la légendaire géante de la petite mer.

Le récit de l'écocide de la mer d'Aral prend dans notre contexte actuel, celui de la sécheresse, du dérèglement climatique, de la crise des ressources, de l'exil de certains face à l'opulence ostentatoire et dégueulante d'autres, des accents de catastrophe à la dimension humaine, épique tout autant que tragique.

Cette légende en train de s'écrire, tout autant que le ton très caustique pris pour évoquer le régime soviétique m'ont plu. J'ai même pensé à La plaisanterie de Kundera à propos du grotesque subversif de certaines situations racontées. Ce grotesque qui ne fait pas rire, mais qui fait ressortir le tragique dérisoire de l'homme, de l'homme aux grands idéaux aussi.

« Qui a besoin de vérité ? Nos idéaux suffisent aux citoyens soviétiques. »
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Citations et extraits (11) Voir plus Ajouter une citation
(Les premières pages du livre)
Le baiser de la steppe
Une nuit sans lune, un vent déchaîné force une lucarne à l’angle du Kremlin et s’engouffre dans ses longs couloirs. Les rafales décrochent les tentures puis s’essoufflent, s’atténuent en une simple bise, rampent sous une porte, zigzaguent dans la chambre de Joseph Staline, atteignent le bord du lit, effleurent la grosse moustache argentée.
Le petit père des peuples se jette hors de sa couche, s’écrie dans le noir d’une voix étouffée qu’il cherche à gonfler d’autorité :
— Qui vient m’assassiner ?
Il boxe l’assaillant invisible, oubliant qu’il n’est plus qu’un vieil homme dont le nombril tend l’élastique du pantalon de pyjama. Les assauts du vent se jouent de lui jusqu’à l’aube puis l’abandonnent, plaqué au sol, déshonoré et muet.
Seule pièce à conviction à verser au dossier d’instruction ouvert en octobre 1949 : des relents iodés qui ont persisté dans le sillage de la bourrasque et été décelés par les meilleurs nez du MGB 1. L’attaque, qualifiée de tentative d’assassinat -perpétuée par les airs, n’est pas ébruitée mais elle mobilise les limiers de la police secrète et une poignée de dignitaires au sommet de la pyramide du pouvoir. À tour de rôle, deux patrouilles d’élite, soldats de haute stature aux cous de taureaux, montent la garde devant la porte de la chambre.
Pris de nausées et de vertiges, le maréchal reste cloué au lit pendant plusieurs jours. Il perd l’usage de la parole. La fièvre ne cesse de grimper et la chambre disparaît dans le flou. Il est frictionné de vinaigre chaud et d’eau-de-vie par sa fidèle gouvernante ; rien, cependant, ne lui rend la santé. Les sangsues sur la nuque, les cataplasmes à la moutarde seraient venus à bout d’une angine de poitrine mais ce mal aux symptômes instables reste une énigme.
Les sommités médicales de l’URSS accourent au chevet du maître. Aucun médecin n’ose diagnostiquer un deuxième accident vasculaire cérébral, celui survenu quatre ans plus tôt ayant mis Staline dans une colère folle. Aucun médecin ne tente un conseil de bon sens, qui tiendrait en quelques mots sincères et bien envoyés : « Sans vouloir te froisser, Vojd, il faut assainir ton mode de vie. Moins fumer, faire de l’exercice, te coucher tôt. Il est inutile de se révolter face à la vieillesse. Les facultés physiques et mentales de tout être humain, si génial soit-il, doivent finir un jour par décliner. » Pas plus qu’on ne s’imagine lui dire : « Rabaisse ta vanité d’un cran ! » Chacun sait qu’il menace de prison Vinogradov, son médecin personnel, qui s’est risqué à lui suggérer de prendre sa retraite. Les membres du premier cercle restent sur leurs gardes.

Deux semaines plus tard, le grand homme souffre tou¬¬jours de convulsions, bras et jambes secoués, yeux révulsés. La perplexité des médecins, leur impuissance ajoutent à la confusion générale. D’autres savants, moins académiques, sont appelés à la rescousse : chimistes de l’air, astrologues, spécialistes des caprices des vents et de la trajectoire des nuages. Les plus brillants cerveaux de l’époque se mettent à la disposition du chef suprême. Tous sont obligés de prendre au pied de la lettre ces événements absurdes alors qu’il serait tellement plus logique et rassurant de considérer Staline comme le jouet de ses propres hallucinations.
Le malade se dresse soudain au milieu de ses oreillers trempés de sueur. Ses yeux roulent d’une rage démente. Quel crédit accorder aux minuscules subordonnés qui gravitent autour de sa vie majuscule ? Il ordonne aux savants de poursuivre jusqu’au bout du monde s’il le faut le souffle sacrilège qui a osé l’humilier.
Les vils serviteurs s’exécutent. Sur la foi de leurs calculs invérifiables, on avance que le petit vent criminel naît au-dessus de l’archipel de la Résurrection, au milieu de la mer d’Aral ; nul n’a jamais entendu parler de ces îles lointaines et pour la plupart inhabitées, longues langues de sable qui s’étirent à l’infini.
Aussitôt dépêchés sur place, les scientifiques quadrillent les plages sauvages avec des sortes de filets à papillons pour capturer le souffle blasphématoire. Deux savants veillent sur la boîte en métal qui renferme les échantillons d’air marin. Ce sont d’ordinaire des camarades obéissants et réservés, mais la curiosité a bientôt raison de leur prudence. Ils entrebâillent le couvercle de la boîte et plaquent leur nez contre la fente étroite. En relevant la tête, chacun voit le visage de l’autre couvert de marbrures rouges et de cloques comme les brûlures à vif qu’inflige aux alpinistes l’oxygène presque pur du sommet des montagnes. Le soir au bivouac, dans un déluge de paroles, ils annoncent à leurs collègues qu’ils démissionnent pour se lancer dans une carrière de music-hall et profèrent d’autres idées transgressives du même acabit qu’il serait gênant de répéter ici. Les membres de la mission secrète se montrent indignés. Rapatriés par un vol spécial à Moscou, les deux inconscients sont frappés pendant plusieurs heures dans les sous-sols de la Loubianka avant de revenir à plus de raison.

Questionnés par les membres de la sûreté d’État, les rares habitants de l’archipel de la Résurrection déclarent que ce vent fou s’appelle dans leur idiome étincelant « le baiser de la steppe » ; chacun le redoute à juste titre parce qu’il se plaît à tourner les gens en ridicule. Certains insulaires refusent même d’en prononcer le nom. Les savants décident de dresser un rempart de grosses tur¬bines sur les rivages de l’archipel. Moscou doit être mis à l’abri du phénomène météorologique renégat, probablement guidé depuis un pays étranger par les ennemis capitalistes dotés d’une arme technologique encore inconnue.
Quand le baiser de la steppe se lève, les grosses hélices patriotiques rugissent, créant un souffle contraire si puissant qu’il refoule aussitôt les masses d’air suspectes. Les savants rentrent au Kremlin. Pour les récompenser, Staline les élève au titre de « héros de l’Union soviétique ». En quelques mois, on perd de vue les turbines géantes perchées sur de hauts pylônes ; elles montent toujours la garde là-bas et font penser, par la curiosité qu’elles éveillent, par les mille questions qu’elles soulèvent chez les voyageurs, aux statues de l’île de Pâques. Les mécanismes se recouvrent au fil des saisons d’une fine pellicule de rouille, puis les pales finissent par se gripper. Même les meilleurs archéologues peineront à comprendre leur utilité dans les siècles à venir, lorsque la farce du communisme russe sera reléguée aux oubliettes.

Depuis que Staline ne s’en préoccupe plus, le baiser de la steppe traîne où il veut, la gueule fendue d’un large sourire goguenard. Au printemps, il renifle les tulipes sauvages et les pavots en fleur, se roule dans les buissons, rampe au ras des saxaouls. Le vent rusé contamine de son poison hallucinatoire toute la mer d’Aral, l’archipel de la Résurrection, les ports d’Aralsk et de Mouïnak, les jetées aux planches disjointes, les hangars aux portes défoncées, les conserveries de poisson, les immeubles communautaires, les postes de police, les gares et leurs vieux wagons de marchandises. Certains jours d’avril ou de mai, ce gros nuage gorgé de pollen déboule sans prévenir et vient s’ébrouer au-dessus du moindre aoul, de la plus reculée et de la plus calcinée des petites fermes. Les bêtes en deviennent folles, sautent les barrières et s’enfuient loin des masures d’argile séchée, perdues à jamais dans l’immensité. Les chameaux en rut s’entre-dévorent. Les habitants préfèrent clouer d’épaisses couvertures et même des tapis pour calfeutrer les fenêtres. Ils restent confinés en famille, terrorisés, un foulard plaqué contre le visage.
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Nous sommes capables de décider de ce qui est bon pour nous. Ils veulent nous retirer la mer et avancent masqués en prétendant qu'ils viennent nous équiper d’un réseau d'irrigation moderne. C'est un mensonge grossier. La mer va être entièrement asséchée et le désert recouvrira tout après leur passage. Notre vie deviendra impossible. L'heure est venue. Nous n'avons plus à avoir peur. Ils doivent partir, nous rendre notre pays. p. 111
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On peut se réjouir de constater que la connaissance a des limites. En tant qu’être humain, c’est une manière d’accepter que le monde puisse être difficile à comprendre. Le mystère suscite et aiguise l’intérêt.
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Aristote Bérézinsky se redresse et ses yeux flamboient avant qu'il ne porte son coup le plus dur.
— Nous nous devons de corriger cette erreur de la nature. La mer d'Aral ne sert à rien. Elle doit disparaître.
Leonid Borisov qui rêve de trouver une place ou un engagement en rapport avec sa valeur est immédiatement conquis par l'impression de grandeur que dégage le projet. Il ne peut pas y avoir d'autre justification à un tel dessein que l'attitude honteusement antisoviétique de la mer d’Aral.
— Saurez-vous remplir cette mission? demande l'ingénieur-amiral.
— Pas un d’entre nous ne pourrait poser des yeux sur cette mer sans les sentir aussitôt souillés par la honte, récite Leonid Borisov d’une voix forte et presque inhumaine. Mes intentions sont pures, je suis convaincu qu'elle doit être éradiquée.
Rempli d’aise, Bérézinsky déploie une carte maritime sur son bureau. Ses yeux devenus presque affectueux se concentrent d’abord sur les steppes. D’une forme ovale, la mer d’Aral a été fendue en son milieu par une ligne aussi droite qu’un coup de sabre, le trait d’une frontière qui la partage à parts égales entre la république socialiste soviétique d'Ouzbékistan et sa sœur, celle du Kazakhstan.
— Il faudra d’abord juguler les deux grands fleuves qui l'alimentent. Quand elle sera privée de leur apport, la mer mourra peu à peu sous l'effet de l’intense évaporation.
Tête baissée, Leonid Borisov cherche à retenir chaque détail du plan pour satisfaire en tout point les espoirs qu'on place en lui. p. 33
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Les gros bateaux soviétiques ne sont sûrement pas les embarcations dont auraient rêvé les ancêtres en confiant la mer aux hommes, après les temps anciens de la grande sécheresse. Peut-être les marins ne sont-ils pas dignes du don qui leur a été fait ? p62
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