Le titre
Fille de joie parle de lui-même. Murata Kiyoko traite en effet de prostitution en ce tout début du XXème siècle japonais, alors sous l'ère Meiji.
1903, Aoi Ichi, quinze ans et originaire d'une toute petite île de pêcheurs et plongeuses, est vendue par son père à un établissement du quartier des plaisirs de Kumamoto, au Sud de l'île de Kyūshū.
L'auteure ne joue à aucun moment sur le pathos. Elle va droit au but dans un style neutre pour dépeindre ce milieu si particulier des quartiers réservés. Point de geishas ici mais des prostituées attendant le client derrière le grillage de bois qui sert de vitrine. Il n'y a que les "oiran", le degré ultime de la courtisane, qui ne s'étalent pas au regard. D'une perfection esthétique et sexuelle sans égal, ces quasi reines font marcher leur établissement et entretiennent leurs apprenties et leurs servantes. Ichi a la chance d'être mise sous la protection de l'oiran numéro un de chez Shinonome.
Cours d'éducation sexuelle pour maîtriser ardeurs et plaisirs des clients, cours de lecture et écriture pour ces gamines pauvres vendues, la plupart du temps analphabète, cours d'art d'agrément comme l'ikebana ou la cérémonie du thé. Visite mensuelle gynécologique pour déceler toute maladie ou potentielle grossesse. Séances aux bains du quartier où s'échangent potins et confidences. Et bien sûr, à l'heure où la nuit tombé et où les cordes de shamisen résonnent, c'est le moment d'accueillir les hommes venus satisfaire leurs envies.
Si l'établissement où est tombée Ichi est de très bonne réputation, avec un couple de tenanciers qui ne trichent pas sur les sommes, le système n'en est pas moins de la servitude. Chaque nouvelle arrivée commence avec une dette qui s'accroît chaque jour. Elle doit rembourser le prix auquel elle a été achetée, les vêtements, la nourriture, le chauffage, etc qui lui sont fournis au quotidien. Sans compter les visites du médecin en cas de maladie et, pire, un emprunt qu'un père viendrait faire au tenancier sur le dos de sa fille.
On se rend très bien compte avec
Fille de joie de l'enfer et de la précarité de situation des jeunes filles et femmes. Pieds et poings liés par cette dette terriblement pesante, elles doivent accumuler les clients ou espérer passer dans une catégorie supérieure mieux rémunérée pour se libérer. Ou fantasmer sur un homme riche la rachetant pour en faire sa concubine ou son épouse en cas de veuvage. Un cas si exceptionnel que toutes savent très vite qu'il vaut mieux compter sur leurs propres forces. Heureusement qu'il existe une certaine solidarité entre toutes ces filles pour supporter le fardeau du quotidien. Ichi trouve également du réconfort dans la salle de classe de Tetsuosan, à rédiger son journal, elle la fillette illettrée dont personne ne comprenait le dialecte de son île natale à son arrivée.
Sans effet, sans renfort d'émois, Murata Kiyoko signe avec
Fille de joie un beau roman sur le destin de ces gamines vendues par des familles serrées par la misère. Leur force de résilience est impressionnante et fait regretter l'arrivée à la dernière page. Quoique évoque seulement par quelques touches, le contexte montre un Japon reculé des grandes cités de Tokyo et Kyoto mais où des Occidentaux sont néanmoins présents. Il s'agit surtout de missionnaires de l'Armée du Salut. Des changements sous-jacents surviennent peu à peu dans la société japonaise, non sans incidence sur la vie des quartiers réservés. Mais ça, je vous laisse le découvrir en ouvrant les portes/pages de Kumamoto.