Un roman rempli de symboles dilués entre les pages pour nous baigner dans l'univers et les souvenirs d'un homme à travers les époques. Un homme évoluant dans l'ombre d'un père parti tragiquement. Pas à pas feutrés, Rei marche sur les traces de monsieur Mizusawa pour construire sa vie.
« Rei avait fait du violon brisé l'objectif et la matière de sa vie. »
Tel un jardin japonais,
Âme brisée nous promet une ravissante promenade dans laquelle vont se marier les images du passé et du présent. Parmi les plus éclatantes, la nature se fait omniprésente. Elle nous accueille entre les arbres, les bassins et fontaines, le vent sur les feuilles, les roseaux sous la pluie. Divine pureté, l'eau qui coule, représentation même de la purification, va permettre à Rei de monter les marches vers son futur en toute sérénité.
Le Japon, sa spiritualité à fleur d'eau.
« Tous les bruits disparurent instantanément comme les eaux de pluie absorbées par une terre sèche et aride. »
« Les aigus sonnaient comme une longue enfilade de gouttes d'eau pure versées par un ciel bas et tourmenté, étincelant aux premiers rayons du soleil pénétrant obliquement les feuillages verdoyant d'une forêt boréale luxuriante... »
Longuement et minutieusement, notre personnage s'adonne à réparer le violon détruit comme s'il soignait le corps meurtri de son père. L'instrument et son âme agissent en véritable transfert biologique.
Par ses vibrations, la fine baguette, épicentre de sa colonne vertébrale, lui assure la stabilité nécessaire. Son souffle, son hérédité, son équilibre.
« Une longue période était ainsi passée dans la solitude de son atelier, face à l'instrument mutilé de son père qui, très lentement, retrouvait son visage initial et la brillance de sa santé recouvrée. »
La nature oui, et la musique ?
Âme brisée est un roman sonore.
Le violon charpente le coeur musical de l'histoire. La musique, noyau structuré, nous accompagne tout au long de notre visite au pays des métaphores japonaises.
Lisez, écoutez et vous entendrez.
« Yu jouait les yeux fermés comme si la concentration intérieure détachée de tout l'univers environnant l'aidait à pénétrer le plus profondément possible dans la matière sonore. »
« Les notes de musique s'égrenaient comme une enfilade de gouttes d'eau argentées sur une feuille de bambou après une forte averse. Lorsque l'archet se détacha des cordes, la dernière note fut suivie d'un long silence. »
D'un naturel curieux et fouineur, je suis allée chercher les morceaux classiques interprétés par l'ensemble des musiciens du roman.
Allegro ma non troppo, partie première, annonce la couleur. Je ne connaissais pas le quatuor Rosamunde de Schubert. J'ai également découvert la Partita pour violon seul de Bach. Pour celles et ceux qui souhaitent approfondir avec les titres exacts, les références sont déposées en fin de critique.
Rien que pour ces délectables révélations, ce livre est un enchantement !
« Une mélodie simple, touchante, lancinante, transparente comme un ruisseau de larmes, commença à couler sur les cordes du premier violon. »
Puis le concert final, le bouquet ! Une myriade de cellules résonnantes marquant un timbre sombre et sépulcral… Après la Septième de Beethoven, l'auteur nous présente le Concerto à la mémoire d'un ange composé par Alan Berg, que je vous invite à écouter… Je vous en propose trois extraits. Les mots résonnent et j'espère que leur écho arrivera jusqu'à vous…
« Les graves étaient comme ouatés, glissant sur une étendue de velours, suscitant une impression de chaleur intime émanant d'une cheminée de marbre restée allumée toute la nuit. Il y avait là une saisissante égalité de timbres. La musique avançait, revenait, montait, descendait avec une liberté euphorique. »
« Le second mouvement, d'une rare violence, montrait l'irruption du mal et son inexorable marche vers la mort.
Le violon se tordait de douleur, les violoncelles semblaient indiquer la sourde menace suscitée par le déclenchement de la maladie, les cuivres évoquer la puissance redoutable de l'affection morbide, les tympans signaler le paroxysme des souffrances qui s'emparaient du corps de la jeune fille. »
« La musique glissait tout doucement sur le terrain de l'apaisement pour aboutir à une fin sereine où le violon ne cessait de monter de note en note vers l'infini disparaissant dans le silence... »
Pusiqu'il s'agit de mots… Comment ne pas mentionner
Genzaburo Yoshino, ce collégien japonais dont Rei s'applique à traduire le livre « Dites-moi comment vous allez vivre ». Une nouvelle fois, par ce travail consciencieux, le protagoniste se rapproche de son père en pensant mieux pouvoir entendre sa voix. Entouré de ses outils de lutherie, jour après jour, il avance petit à petit, avec patience et persévérance.
« Mon père voulait faire de moi un jeune homme capable de garder sa lucidité en toute situation, de ne pas succomber à la folie collective et de s'insurger contre les aberrations... »
Après la nature, la musique et la langue, Mizubayashi nous fait voyager à travers les époques, avec Shiba, le chien japonais qui portera le même nom tout le long du voyage, quel que soit son sexe. Shiba suit Rei depuis le jour dramatique de son enfance où son père a perdu la vie, et ne le quittera plus.
Et enfin, symbole parmi les symboles, le Kami, esprit vénéré, apprivoise les pages. Dans la religion shintoïste, le Kami peut être une force de la nature et de l'univers ou l'âme d'une personne décédée.
Le lieutenant Kurokami, le dieu noir, sauve le violon brisé en le donnant à Rei le jour où Yu Mizusawa disparaitra.
Le fil conducteur raccommode l'
Âme brisée et boucle le roman.
Avec
Akira Mizubayashi, l'
Âme brisée se conjugue en musique et à tous les temps.
Lu en juillet 2021
Références musicales :
-Répétition
Franz Schubert : String Quartet in A Minor D804 "Rosamunde" - I. Allegro ma non troppo (1824)
-Pour le lieutenant Kurokami
Johann Sebastian Bach : Partita pour violon seul nº 3 - Gavotte en Rondeau
La 3e Partita pour violon en Mi majeur (E major), BWV 1006, est une partita pour violon seul composée vers 1720.
-Concert final
Ludwig van Beethoven : La Symphonie n°7 en La majeur (A major), op. 92, est une des neuf symphonies du compositeur, pour orchestre symphonique, en 4 mouvements, composée entre 1811 et 1812.
Alban Berg : le Concerto à la mémoire d'un ange est un concerto pour violon et orchestre composé par
Alban Berg (1885-1935) en 1935, à la mémoire de Manon Gropius, fille d'
Alma Mahler, morte à 18 ans la même année.