« Il arrive un moment où il est nécessaire d'abandonner nos vieux habits qui ont épousé la forme de notre corps et d'oublier les chemins qui nous ramènent toujours aux mêmes endroits. C'est le moment de la traversée. Et si nous n'osons pas l'entreprendre, nous serons restés à jamais en marge de nous-mêmes. » Fernando Pessoa
Mexique, établissement pénitentiaire d'Ixtapalapa…
J'ai franchi les portes d'une prison, à la rencontre des moins que rien, des laissés-pour-compte, la fange de la société, ceux qui sont nés sans vie, sans futur, ceux qui croupissent dans l'air putride des cellules, ceux qui n'en sortiront jamais ou peut-être un jour les pieds devant, mais qui sont plein de rage, n'ont jamais peur, n'ont plus rien à perdre, invincibles, toujours libres…
Écrou n° 29846-8. Celui qui est derrière cette porte métallique s'appelle José Cuauhtémoc, colosse blond, métis dont le père est issu de la communauté des Nahuas, qui purge une peine de cinquante ans de réclusion pour homicides multiples, dont un parricide.
José Cuauhtémoc participe à des ateliers d'écriture animé par un écrivain qui commence à avoir une certaine renommée, un certain Julián Soto, se démarquant de ses contemporains. Mais leurs manières d'écrire n'ont rien de commun : Julián a un talent indéniable au style féroce et abrupte, tandis que José Cuauhtémoc exprime le génie dans une écriture qui foudroie. Son manifeste des premières pages nous a déjà assené un uppercut. C'est grâce à Julián que Marina Longines, danseuse professionnelle, qui mène par ailleurs une existence bourgeoise bien rangée, est invitée à présenter une chorégraphie derrière les murs de cette prison. José Cuauhtémoc va en devenir le spectateur fasciné.
« Je savais que mes chorégraphies étaient fluides, harmonieuses et même hardies. Il leur manquait cependant cette petite touche qui transforme une création en avalanche. Voilà ce que je recherchais : une force qui emporte les spectateurs, qui leur coupe le souffle, les empêche de réfléchir, de se distraire. Une avalanche qui les engloutisse deux heures durant pour qu'en sortant, ils ne soient plus les mêmes qu'en entrant. Une avalanche qui les transporte vers un lieu qu'ils n'avaient jamais imaginé. »
Comment sauver le feu ? J'ai découvert dès ces premières pages brûlantes un roman polyphonique comme je les aime, au rythme effréné, qui se dévore et qui dévore aussi. Ce livre m'a englouti…
L'alternance des styles qui composent cette dimension chorale est un va-et-vient incessant : entre le récit de la narratrice Marina, celui de José Cuauhtémoc dont on pressent déjà que leurs trajectoires vont se rencontrer, celui du frère de José dont le texte qui s'adresse au père immolé paraît presque hors du temps, hors de la temporalité du récit et puis ces textes des détenus qui surviennent, traversent les pages du livre comme des respirations, des cris de rage, des chants d'amour…
Je découvre ici en Guillermo Arriaga un auteur masculin qui dépeint avec acuité et sensibilité un magnifique personnage de femme, Marina, engagée dans la discipline qu'elle exerce en tant que chorégraphe, inhibée dans ce quotidien aseptisé et bien ordonné duquel elle parvient de temps en temps à s'échapper grâce à son art. Mais cela n'a aucune commune mesure avec le destin qui l'attend… Marina entrant pour la première fois dans cette prison est à des années-lumière de ce qu'elle a vécu jusqu'à présent.
En toile de fond, l'auteur nous livre le contexte social et géopolitique rude qui porte cette belle et improbable rencontre : un pays gangrené par la violence, la corruption, les guerres de gang entre les narcotrafiquants et aussi la situation dramatique à l'intérieur des prisons mexicaines. Il le fait même parfois avec humour, certes un humour trash, mais un humour qui permet de rendre moins lourdes les situations d'horreur convoquées, à tel point que par moments les dialogues entre certains personnages m'ont rappelé l'univers des Tontons flingueurs pour mon plus grand plaisir.
L'ensemble est couturé à merveille pour nous livrer un récit magistral qui se tient d'un bloc. C'est un récit digne d'une tragédie antique, on y rencontre la passion, le malheur, la vengeance, les élans et la culpabilité, la folie, une manière de retourner les vents contraires pour s'emparer du destin…
Entrer dans cette prison, y faire entrer l'amour, c'est forcément ouvrir un gouffre gigantesque. Un désir d'amour et de liberté se construit comme un fil tendu au-dessus de cet abîme de malheur avec des images d'une incroyable sensualité : les regards, les voix, la sueur, l'odeur des corps à la fois pure et brute aussi... Sur ce fil épris de vertiges, deux funambules vont venir l'un à l'autre, se désirer, s'aimer peau contre peau, se mettre en danger aussi… Aller plus loin hors des limites qu'ils n'imaginaient peut-être jamais franchir un jour. C'est comme si Marina s'apprêtait à rejoindre le Minotaure au bout du labyrinthe avec la certitude qu'il n'y a pas de retour en arrière possible. Immodérément, ils vont se rencontrer.
C'est bien une histoire d'amour, mais de rage aussi, qui va au-delà d'une histoire d'amour classique.
Il y a bien autre chose, à commencer par le lieu où naît et où se déploie cet amour ; plus qu'un lieu, c'est un chemin de transgression à deux pas de la folie, c'est la prison.
Guillermo Arriarga connaît la rue, connaît la rage de la rue, la rage de la prison, ce qui se vit derrière les barreaux, ce qui se vit dans le coeur d'un détenu, dans son ventre, ce qui se vit aussi dans le coeur et le corps d'une femme. Guillermo Arriaga connaît l'amour pour en parler aussi bien.
Marina et José inventent alors quelque chose qui est nouveau pour eux deux et qui va se jouer dans l'entrelacement de leurs destins. Ils inventent une forme d'amour, deviennent sismiques sous l'émotion de cet amour.
Tout assassin qu'il est, José Cuauhtémoc va donner à Marina ce que jamais aucun homme ne lui encore donné dans sa petite vie confortable, bien agréable. Et Marina va devenir l'évasion de cet homme, briser les barreaux de sa cellule, déchirer le ciel et le faire descendre en lui.
José Cuauhtémoc est dans le souci constant de l'autre, capable d'assumer sa part de féminité derrière la carapace de colosse et d'assassin, d'apporter à cette femme qu'il aime et qui l'aime ce qui va les transformer tous deux en profondeur.
Choc des classes, transgression sociale... Dans cette confrontation, ils se jettent des ponts, des passerelles, des lianes, appelez cela comme vous voulez, tissent un chemin qui n'existait pas jusqu'à présent et qui devient possible par le seul pouvoir d'un amour fou, incandescent, fulgurant, abyssal, à quelques pas de la folie, un chemin pour se connecter à soi, aux autres, au monde, toucher l'authentique, le sens de la vie, ramasser au passage une poignée d'étoiles et les jeter dans un geste sublime qui dépasse la simple dimension esthétique de l'art, mais convie à son sens premier, Marina dans la danse, José dans l'écriture, se rencontrer soi-même, amener au noyau même de la vie, de CHAQUE vie.
Dans cette confrontation, c'est un amour qui transcende l'autre, parvenant à le hisser plus haut, plus loin, plus vrai. C'est ainsi que Marina et José vont se retrouver de l'autre côté du versant. Côtoyer l'abîme, prendre des risques, prendre peur, se confronter de manière éperdue à la vie et à la mort… L'amour, parce qu'il est transgressif, permet de révéler ce qui sommeille dans la gangue étroite d'une vie ordinaire.
Dans cette lecture, Guillermo Arriaga m'a invité à devenir phalène, attirée irrésistiblement par la lumière d'une flamme qui, dans un va-et-vient constant, hésite entre tenir sa distance c'est-à-dire perdre l'attrait de cette lumière ou bien s'approcher de plus près, au risque de brûler ses ailes, peut-être mourir.
Il y a tout dans ce roman : la violence et la grâce, l'intensité d'un désir irrépressible, l'immanence de l'instant, le manque douloureux et aussi la joie qui transpire dans la fusion des étreintes, celle de vivre quelque chose d'inébranlable, quelque chose qui rend la vie plus dense, plus accomplie enfin, mais peut-être plus loin encore quelque chose d'indomptable et qui se rebelle.
J'ai aimé entrer en connexion avec les mots de cet écrivain, j'ai aimé entrer dans un univers peuplé de soleils ardents qui dévorent le ventre, de battements de coeur qui réveillent les peaux, de rugissements, de cavalcades, de faim, de furie indomptable, l'amour quoi ! Mais un amour qui ne tombe pas comme cela du ciel, puis s'en va sans rien dire sans rien laisser derrière lui après avoir tout dévoré sur son passage, non c'est un amour qui porte, qui transcende, qui métamorphose, qui donne sens à la vie. Il se dégage de ce roman un esprit de liberté qui d'emblée secoue.
Alors, parmi ces pages pétries d'orgasmes à rendre jalouses les constellations, m'est venue l'empreinte du vivant, du sauvage, ce qu'il y a d'authentique en nous et que nous avons perdu, qui sommeille peut-être encore. Comment dire autrement que, durant le temps de sa lecture, ce livre m'a rendu à moi-même, comme dans une sorte de cri primitif ?
Sauver le feu n'est pas qu'un roman fascinant, c'est un vertige, c'est un cri, c'est un brasier.
« Toute rencontre fortuite est un rendez-vous. » Jorge Luis Borges
Je remercie une fois encore ma fidèle complice Anna (@AnnaCan) qui m'a accompagné dans la lecture incandescente de ce roman magistral.
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