« Lever, détacher, baisser, trancher, séparer, jeter, ».
« Lever, détacher, baisser, trancher, séparer, jeter, ».
« Lever, détacher, baisser, trancher, séparer, jeter, ».
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Bernard Busard (22 ans), coureur cycliste amateur, travaille comme un forcené dans une usine de plastique où la presse à injecter permet de mouler toutes sortes d'objets. Son but : compléter ses économies, partir, et ouvrir un snack-bar avec son amoureuse, Marie-Jeanne.
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Marie-Jeanne est revêche.
« Depuis dix-huit mois qu'ils se fréquentaient, sans qu'elle lui eût cédé aussi complètement qu'il ne cessait de le demander avec une ardeur qui n'avait pas diminué, un code s'était formé (…). Chaque nouvelle privauté coûtait à Busard plus de soins à obtenir qu'à des diplomates mûris dans la carrière, les modifications d'un traité international. »
(
John Boyne, dans
Les fureurs invisibles du coeur, a peu ou prou la même approche de la séduction compliquée :
- « Vous voulez dire, juste nous deux ?
- Bon sang, Cyril, j'ai l'impression de négocier un traité européen. Oui, juste nous deux. »)
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L'usine est son maître.
Busard explique à Chatelard, délégué syndical, que « Marie-Jeanne exigeait de quitter Bionnas. Elle avait mis l'obtention de la gérance du snack-bar comme condition à leur mariage. Lui, il avait été obligé d'imaginer quelque chose pour gagner les
325 000 francs qui leur manquaient.
- Un snack-bar ? demanda Chatelard…
- Un restaurant où l'on mange sur le pouce à côté d'un poste à essence… C'est comme cela aujourd'hui. Les chauffeurs veulent être servis rapidement. Au début, Marie-Jeanne fera la cuisine ; rien que des grillades et des hot-dogs ».
- Des hot-dogs ?
- Des petites saucisses.
- Pourquoi ne parles-tu pas français ?
- Moi je servirai.
- Etre larbin, voilà ton idéal.
- Plus tard on aura du personnel. Marie-Jeanne tiendra la caisse. Moi, je dirigerai.
- Exploiter l'homme, voilà toute ton ambition. »
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« Ne buvant pas à cause du cyclisme et vivant chez ses parents, Busard avait toujours un peu d'argent devant lui ». Il convainc
Paul Morel, le fils du patron, à qui il a prêté de l'argent, de mette à sa disposition une presse.
« Moi je veux bien. Mais le singe va dire que tu fous la vérole dans le chantier. »
"« Foutre la vérole dans le chantier » est une expression idiomatique des gens du bâtiment ; il avait appris cela, en même temps qu'à dire papa, maman. "
Un autre coureur, un Bressan à qui il explique les subtilités des braquets, se joint à lui : il se relayent devant une presse, 24h/24, pendant 187 jours.
Compte à rebours d'autant plus angoissant que le patron de l'usine, Morel père, accentue la cadence des machines qui risquent à chaque geste de broyer la main des ouvriers.
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« Il continuait de réfléchir, aidé par l'effet persistant des deux pastilles de maxiton et peut-être par la fatigue dominée. Il réfléchissait qu'il coûtait moins cher qu'un dispositif d'automatisation. D'un côté le peigne éjecteur et l'oeil électronique, de l'autre Bernard Busard, son grand corps maigre, ses muscles de coureur, son cerveau, son amour pour Marie-jeanne Lemercier ; c'était Bernard Busard qui valait le moins ».
Un livre incroyable, inoubliable, l'homme face à la machine, face à lui-même, face à cet engrenage, les heures, les minutes, les secondes, à affronter, à surmonter.
« Lever, détacher, baisser, trancher, séparer, jeter, ».
Inventaire de mots, musicalité à la
Prévert.
« Il est terrible
le petit bruit de l'oeuf dur cassé sur un comptoir d'étain il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de l'homme qui a faim »