"Apprends à t'orienter de nuit
Apprends à t'orienter de jour
Trouver gite refuge ou sentier
Apprends à savoir t'orienter"*
Que savez-vous du sentier, de la Grande Route ? Etes-vous déjà parti, comme ça, un lourd sac au dos, sans être tout à fait sûr de pouvoir revenir ?
Robert Louis Stevenson, un jeune homme chétif ayant passé la moitié de sa jeunesse cloué au lit, a un jour pris son sac et, en quelques jours, a traversé une chaîne difficile des Cévennes. Un chemin de Grande Randonnée porte encore aujourd'hui son nom, la-bas, quelque part entre les Cévennes et l'obscur Gévaudan.
De son voyage,
Robert Louis Stevenson en a tiré un livre "
Voyage avec un âne dans les Cévennes", publié en 1879, soit quelques années avant la publication de '
L'île au trésor" qui fera de lui l'un des plus grands auteurs de la littérature mondiale.
Quand il se rend en France, en 1878, Robert "Lewis"
Stevenson a déjà transformé son nom en un plus francophile Robert "Louis"
Stevenson. C'est que l'auteur aime la France et en parle couramment la langue. Avec des amis, il en a déjà traversé les vallées et les fleuves et même tiré quelques livres. Aucun de ses précédents voyages n'a cependant l'ampleur de celui qu'il s'apprête à effectuer. Il entend en effet marcher seul et, s'il le faut, dormir à la belle étoile. La randonnée, cette idée folle de marcher pendant des heures pour l'unique plaisir de marcher, est alors un phénomène assez nouveau. Ce n'est qu'à la fin du 19ème siècle qu'apparaissent les premiers guides et ce récit de
Stevenson serait l'un des premiers ouvrages majeurs à raconter une telle expérience.
"Nu sous un nuage orageux
Qui te surprend chemin faisant
Dans ce printemps pluvieux et chaud
Sur ton GR chemin faisant"*
Ce récit prend la forme d'un journal écrit quotidiennement sur la route. Tous les matins, il s'efforce de noter ce qu'il a vécu la veille. Il a pris la route au Monastier, un minuscule village où les gens s'affairent autour de lui et l'aident à préparer son voyage. On lui propose une ânesse, Modestine, qui deviendra son compagnon tout au long de l'aventure. D'une source de préoccupation, d'abord, quand l'ânesse ne veut pas avancer et que l'Ecossais ne sait pas la diriger, l'ânesse devient rapidement sa meilleure et seule, unique amie.
Le récit commence ainsi, avec cette amitié naissante entre l'homme et l'animal. Un tiers du récit est consacré à Modestine. Avec elle, il va marcher plusieurs jours, se faire surprendre par la pluie, la nuit tombante, sans étoile. Il va trouver gîte dans un monastère, il va apprendre à s'orienter de nuit, à s'orienter de jour. A trouver refuge dans les abris les plus improbables. Ainsi, perdu au milieu de nulle part décide-t-il de s'installer pour la nuit :
" Je n'avais pas souvent éprouvé plus sereine possession de moi-même, ni senti plus d'indépendance à l'endroit des contingences matérielles. le monde extérieur de qui nous nous défendons dans nos demeures semblait somme toute un endroit délicieusement habitable. Chaque nuit, un lit y est préparé, eût-on dit, pour attendre l'homme dans les champs où Dieu tient maison ouverte. Je songeais que j'avais redécouvert une de ces vérités qui sont révélées aux sauvages et qui se dérobent aux économistes."
Superbe moment de littérature que ces pages nocturnes où
Stevenson le fragile, le chétif, le tuberculeux, qui était à deux doigts de mourir dès qu'il franchissait la porte de sa chambre édimbourgeoise,
Stevenson, l'auteur de romans d'aventures qui a passé sa jeunesse enfermé chez lui, passe une nuit dehors, découvre une autre vie, un autre lui. Il n'en moufte mot, bien sûr. Impossible de lire la moindre faiblesse dans les lignes qu'il écrit au matin.
Stevenson fait figure d'aventurier exemplaire, toujours heureux de ses mésaventures, heureux de connaître autre chose, autre identité, autre chemin. Il n'a pour réponse aux quelques déconvenues qu'il rencontre qu'un simple verre de brandy et un peu d'amour.
"Vaï Vaï Vaï Vaï", dit la chose, que sais-tu du sentier
Faut faire semblant d'être un autre, seule façon d'exister"
La préface de
Francis Lacassin nous permet d'apprendre d'autres détails précieux, que
Stevenson se garde bien, lui, de dévoiler. On peut se demander pourquoi diable quitter son Ecosse pour quelques mauvaises terres françaises, même par passion pure pour la marche ? Lacassin, aidé par une correspondance désormais connue de
Stevenson en donne la réponse : par dépit amoureux. Bien sûr. Son aimée est partie aux Etats Unis pour divorcer de son riche mari américain.
Stevenson ne peut l'accompagner et s'inquiète de l'issue de ce voyage. Et donc, voyez-vous, c'est pour fuir son monde connu, qu'il décide de partir au loin. Ses lettres en attestent : il ne cessa durant tout son voyage de penser à elle. Il lui dédie chaque ligne et lui fait même certaines dédicaces à peine voilées ici ou là.
Je suis de ceux qui trouvent ça sublime : la femme au loin, partie régler ses comptes, et
Stevenson, seul avec son corps de rien, s'enterrant dans les profondeurs de la France.
"Un homme seul fête l'automne
Le poids de l'âme fait le coeur lourd
La nuit nous tient en ciel d'orage"*
Lisez donc ce livre et vous aurez une sympathie infinie pour lui. Peu importe la destination et le voyage, finalement, c'est le coeur de
Stevenson qui est le sujet de cet ouvrage. C'est sa sensibilité que l'on aime, pas de vulgaires descriptions de paysages, dont
Stevenson se rend de toute façon rarement coupable.
On apprend, en lisant sa biographie, que
Stevenson est mort à quarante quatre ans à Samoa. Pour avoir été avec eux quotidiennement pendant les dernières années de sa vie et pour leur avoir raconté tant d'histoires, les Samoans ont veillé sur son corps une nuit durant, ont porté son cercueil face à la mer et sur son tombeau inscrit cette épitaphe écrite par
Stevenson lui-même :
Under the wide and starry sky,
Dig the grave and let me lie.
Glad did I live and gladly die,
And I laid me down with a will.
This be the verse you grave for me:
Here he lies where he longed to be;
Home is the sailor, home from sea,
And the hunter home from the hill.
*Les citations marquées d'une étoile sont de la plume de
Jean-Louis Murat. Impossible de ne pas associer les deux hommes et leurs oeuvres respectives :
"Miss popeline, mazette, mais moi j'existe aussi
Au bout de combien de rêves changerait-on de vie ?"*
L'album Toboggan fait ainsi figure de compagnon idéal à cette lecture.