Parfum de dragée
Le ciel est d'un blanc d'acier
Qui blesse les yeux
Enrobant d'un silence rond
Mes souvenirs les plus noirs
Je suis assez embêtée pour mettre des mots sur ce livre qui ne ressemble à aucun autre. Et tout a été dit, et si bien dit le plus souvent, j'arrive avec un temps de retard, celui de l'hésitation, celui de la crainte d'être dans une position de voyeurisme en découvrant ainsi, confortablement assise sur mon canapé, le supplice innommable et inconcevable qu'a vécu
Neige Sinno enfant, alors toute frêle, dents de lait et genoux cagneux. Elle fut violée en effet régulièrement par son beau-père de ses sept ans à ses quatorze ans. Aussi ferais-je court et mettrais plutôt de la poésie sur mon ressenti plutôt qu'un long développement. Une fois n'est pas coutume. Mais il faut dire, ce livre n'est pas une lecture comme les autres, tant sur le fond que sur la forme.
Non, je n'aime pas
Je n'ai jamais aimé ça,
J'ai détesté ça
grande ma bouche rose tendre
Pour recueillir ton hostie noire
Mes seuls souvenirs
Des scènes de viol
Voiture, tentes, cave
Dans chaque pièce de la maison
De multiples fellations
Disque rougeoyants
Dans la brume serpentine
déversant dans ma bouche
Mes pupilles prirent couleur
De sa jouissance de monstre
C'est en effet un témoignage, une mise à nu au ton fort et très juste, dans lequel
Neige Sinno se livre avec une troublante sincérité. Pas de structure bien établie, certains lecteurs auraient peut-être privilégié un texte fluide calqué sur une explication chronologique, mais l'auteure a eu la volonté de dépecer le sujet, d'en ôter toutes les couches, méticuleusement, de tirer tous les fils de cette pelote ignoble, pâteuse et gluante. le fil du consentement, le fil du plaisir, le fil du piège et du secret afin de ne pas faire exploser la cellule familiale, le fil de l'angle de vue, celui de la déformation des faits provoqués par les souvenirs, celui du procès, le fil terrifiant des conséquences du traumatisme, notamment celle étonnante des maladies physiques…C'est d'une grande richesse.
« A l'incertitude sur la légitimité de ma plainte s'ajoute l'ambivalence d'une résilience assumée ».
Neige Sinno semble se relire par moment et s'étonne de certains des propos utilisés, des répétions, les analyse alors, nous prend à partie, déborde parfois avec une légère touche de rancune pour se reprendre aussitôt, parfois aussi une note d'humour pour mieux narrer l'indicible. Ce style qui met en valeur une écriture quasi automatique, spontanée, nous rapproche d'elle. Elle écrit d'ailleurs non pour se libérer, pour se guérir mais pour juste dire la vérité en allant jusqu'au bout, protéger ses frères et soeurs, et tenter, peut-être, un tout petit peu, de se reconstruire, elle qui a été construite par ces viols. « Tout mon caractère, c'est lui qui l'a fait. le bon et le mauvais. le génial et le terrible ».
Mon coeur, ce reptile
A ôté sa peau ancienne
Pour une armure
Je la vois entre mes doigts
Pleine d'entailles, de fêlures
Je voudrais tant et avant tout souligner ce courage incroyable qu'a eu
Neige Sinno de ne pas tomber dans le pathos, de ne pas faire dans le larmoyant, dans la haine et le spectaculaire. de ne pas tomber dans le piège insidieux du ressentiment. Elle tente de comprendre, en dressant des portraits cliniques et distanciés, de son beau-père (quel nom horrible, d'ailleurs, ce qualificatif de beau pour ce père qui n'en est pas un), et surtout, façon de procéder rare, en se mettant dans la tête de son bourreau. Convoquant de multiples auteurs, depuis
Nabokov, en passant, entre autres, par
Virginia Woolf,
Christine Angot, le marquis
De Sade,
Virginie Despentes,
Margaux Fragoso (auprès de laquelle
elle s'est inspirée du titre de son livre) mais aussi
Jean Hatzfeld, elle ose toucher du doigt la frontière, ténue pour quelqu'un qui en a été victime, entre le Mal et le Bien, il suffit parfois de presque rien pour les victimes qui ont vu le mal de si près. La citation a déjà été mise en valeur par Anna (@Annacan) dans son retour dans lequel je me retrouve tant, mais je ne peux m'empêcher de la réécrire ici car elle est stupéfiante de clairvoyance et de courage :
« Je suis seule avec elle dans sa chambre et j'imagine ce que je pourrais lui faire. Il suffirait que ma main change de direction, qu'elle descende dans sa culotte. Je pourrais caresser sa petite fente si je voulais.
Elle serait tellement surprise qu'elle n'oserait rien dire. Je pourrais mettre mon doigt dans son cul, c'est à quelques centimètres, et nos vies en seraient changées à tout jamais. »
Pas de manichéisme, elle montre les zones de gris qu'un adulte est en droit de poser alors qu'enfant le monde n'est jamais gris, il est noir ou blanc. A présent adulte, des décennies après le dépôt de plainte, elle montre avec subtilité l'imbrication complexe de l'obscurité et de la lumière à la fois chez le bourreau mais aussi chez la victime. En cela ce texte est d'une force incroyable.
Des trouées dans le ciel
D'où tombent en cascades
Les premiers rayons
Craqu
elle sous la chaleur
La coquille de la nuit
De plus, avec toujours le même courage,
Neige Sinno cherche à repérer ses propres caractéristiques qui la prédisposait à devenir victime d'un tel bourreau, cette vulnérabilité dont elle gardera la trace et qui se reflétera dans le regard des autres hommes.
Et, toujours, inlassablement, sans jugement, creusant le sillon délicat de la compréhension, elle aborde aussi ces gens, plus ou moins proches, qui n'ont rien vu, en premier lieu sa mère. Je la trouve, dans cette démarche d'une franchise et d'une délicatesse rare, elle a le ton suffisamment juste pour parvenir à sidérer le lecteur sans convoquer sa pitié. Jamais. Toujours forte même dans la confession la plus crue.
J'étais l'innocence
Pure et fraîche comme la neige
Petite princesse
Scories noires sur peau de pêche
Tes mélopées autocentrées
J'ai juste eu envie de retranscrire l'émotion ressentie à la lecture de son livre, en prenant le chemin de la poésie pour évoquer avec tendresse et respect cette petite Neige écrasée, tassée et transformée en bouillie par ce minotaure tout puissant. du noir sur du blanc. du noir déteignant sur ce blanc immaculé, en bavures et coulures ineffaçables et ineffables.
A l'âge où l'on pense au collège, aux notes,aux premiers amours platoniques, au plein coeur de ce temps précieux de l'innocence, Neige endurait depuis des années des abus quotidiens…Où est donc passée son enfance après un tel ravage ?
Empreinte suave
Des joues douces de l'enfant
La cavité des mains
C'est une preuve troublante
De l'innocence d'antan
Je frotte mes yeux
Toute la noirceur s'en va
Dans mes paumes creuses
De couleur lait entier
Et ébène de rosée
Neige Sinno s'interroge sur les motivations de son bourreau : comment un homme peut voir en l'enfant frêle, maigre, qu'elle était alors, petit moineau vulnérable, quelque chose d'excitant ?
Ton pays obscur
Qui piétinait l'innocence
Moi, petite, sans frontière
Engluée, piégée et figée
Sidération traumatique
Blessure narcissique
Le viol comme punition
Pour enfin t'aimer ?
Surhomme devenu sous-homme
Ta puissance terrassée
Pendant que lui, tel un mantra, une mélopée justifiant tout, lui disait qu'il l'aimait, qu'elle devait aimer ça aussi…
Cette nuit sans vent
Dans notre maison éternelle
Nous étions si bien –
Repus de mots, de tendresse
De "mais..." et de caresses
Du mercure au coeur
Cette nostalgie d'alcôve
A l'automne roux
Odeur du chocolat chaud
Toute embrumée de silence
Pas un monstre, se pense-t-il, et même pourvoyeur d'une lumineuse singularité : ce qu'il lui fait vivre sera sa force, qu'il en soit donc remercié. Jusqu'au bout il aura eu ce qu'il voulait, emprise sur le corps et l'âme de Neige, forgeant son caractère, ce qu'elle est aujourd'hui et même n'est-il pas à l'origine de ce livre en quelque sorte ?…Il a gagné et Neige ne sera jamais sauvée, à vie en proie au traumatisme. Life damaged.
Roche de granit rose
Habillée déshabillée
Par
les vagues blanches
S'émoussant mes souvenirs
Vont et viennent dans l'amer
D'un gris menaçant
Il avance l'écume aux lèvres
L'océan furieux
Mon âme à bord de lune
Sur l'obscurité des eaux
Mon coeur disséqué
Qu'à présent tu désagrèges
En poussières rouges
Et ton coeur, éponge en bois,
Qui m'absorbe sans retour
Tes baisers laissaient
Aux contours de mes lèvres
Des marques rosées
Telles des taches marquant
Une robe blanche au fer rouge
Pourtant, jamais personne n'a rien vu…
Aujourd'hui, Neige n'a jamais oublié et la littérature ne l'a pas sauvée de la montée des eaux du souvenir, qui reviennent inlassablement, en boucle…
Empilant des mots
Je découvre le silence
Des temps primitifs
Le coeur battant à tout rompre
Mes seins comme des oiseaux
Je veux retirer
De mes humeurs amères
Des mots tels des serpes –
De la fange de mon ombre
La frange d'une prose vraie
Pour enfin faire jaillir la vérité…Parler au risque de tout faire exploser…Notamment la poche de larmes.
La reconstruction
Cette juxtaposition
D'ébène, de bleu vert
Telle une désolation
Où se glisserait la paix
Du moins une forme de paix…
A
Neige Sinno. Elle, la panthère.