«
Achab (séquelles) » de
Pierre Senges (2015, Editions Verticale, 624 p.). On ne présente plus
Pierre Senges, d'ailleurs il a une chronique dans « le Matricule des Anges » # 92, avril 2008, ce qui n'est pas peu dire.
On ne présente pas non plus Achab, le capitaine du « Pequod », navire baleinier sur lequel embarque le jeune Ismael, non plus qu'on ne présente
Moby Dick, la baleine blanche que chasse Achab. Tout cela, le pilon en os de baleine, le doublon d'or cloué au mat, les filins des harpons, la plongée de Achab à saute-baleine, tout cela c'est dans le livre comme disait
Herman Melville. Y compris les personnages, Ismael et Achab
Là il s'agit de Séquelles (ou de Préquelles) après la baleine. Que devient Achab après que le baleineau lui ait bouffé sa jambe ? Que devient la baleine une fois démêlée de ses filins ? Ces questions hantent tous les lecteurs de Melville. A tel point que
László Krasznahorkai, qui a gagné le Booker Price (Guerre et Guerre, Satantango….) est en train de rédiger une suite « Melville After the Death of
Moby Dick ». On se souvient de l'effroi de Mme Pflaum dans «
La mélancolie de la résistance » (2006, Gallimard, 394 p.) qui croit apercevoir des ombres qui la suivent, qui se battent et qui l'effrayent. Elle croise aussi un tracteur pétaradant qui traine une remorque annonçant (sic) « LA PLUS GRANDE / BALLAINE JEANTE / DU MONDE ». L'arrivée de ce cirque va déclencher le trouble dans le village.« On se demandait si la fin du monde n'était pas imminente ».
En fait, ce billet en reprend un plus ancien (2009), sur « Achab » et depuis «
The Manhattan Project » a été édité (2017 Sylph Ed., London, 96 p). Mais c'est un livre avec moins de texte, et avec 40 photos en demi tons de Ornan Rotem, dans lequel l'auteur part (toujours) à la recherche de
Herman Melville. Sa quête part de Manhattan, où il découvre l'architecte Lebbeus Woods lors d'une visite à l'exposition du Moma PS1 à laquelle il est convié par hasard. Puis Nantucket, l'ancien port baleinier où il se met dans les pas de Melville. Mais Ismael n'est plus là. Il ne reste que le phare, Eddystone Lighthouse, et « des bouts de bois de Nantucket qui sont considérés comme des morceaux de la vraie croix à Rome ». Il suit Melville à nouveau à New York, à la New York Public Library (NYPL), avant de le retrouver sur l'East River puis à Londres et Berlin.
Entre temps il croise les pas de
Malcolm Lowry dans le New York's Bellevue Hospital, là où Lowry a été hospitalisé pour désintoxication, faits qu'il décrit dans «
Lunar Caustic » traduit par
Clarisse Francillon (1977,
Maurice Nadeau, 216 p). Dans ce livre, il y a une scène de rêve assez fantastique dans laquelle un bateau qui transporte toute une ménagerie est pris dans une tempête. A Berlin, au bar du Zwiebelfisch, son ami lui raconte l'anecdote de l'arrivée de
Malcolm Lowry à New York, sur la jetée de l'East River, portant une énorme valise avec grande facilité. le douanier l'interroge sur le contenu, lequel consiste en une seule chaussure de rugby et d'une édition de poche en lambeaux de
Moby-Dick. Et
László Krasznahorkai de conclure « Eh bien, je réfléchis, j'ai maintenant trois ivrognes de génie, chacun ayant sa propre route à Manhattan : Woods, Melville, Lowry. / Mon Dieu, je suis sur la bonne voie ». Puis il aura « Chasing Homer » (A la Poursuite d'
Homère) le nouveau livre de
Lászlo Krasznahorkai, traduit en anglais de « Mindig Homérosznak » par John Batki, son traducteur habituel (2021, New Directions, 96 p.).
Dans le cas de
Pierre Senges, les fils s'emmêlent et on assiste, émerveillés, à une suite de listes, habituelle à l'auteur. Par exemple, il y a les deux pages à propos de l'aujourd'hui (mais il est vrai que ce n'est plus demain et pas encore hier) ou les multiples variations sur l'absence. Bref du
Pierre Senges de la plus belle eau. Que ceux qui n'ont pas lu « Fragments de
Lichtenberg » (2008, Editions Verticales, 634 p.) ….
Donc tout commence sur les quais de Nantucket, l'ancien port baleinier sur la côte Est. « Appelez-moi Ismaël ». Ce dernier vous met tout de suite dans le bain. Chez
Senges c'est plutôt : «
Moby Dick vous connaissez ?». Et c'est partie pour une série de poursuites pour trouver et chasse la baleine blanche.
Moby Dick, c'est la monstrueuse baleine blanche. C'est aussi l'incarnation du Mal, cette figure de l'obsession et du double qui, des profondeurs glacées, accompagne le capitaine Achab. « Achab monta sur le pont. C'est là que la plupart des capitaines font leur promenade à cette heure, comme les messieurs de la campagne, après le même repas, font quelques tours de jardin ». Suivent des scènes de vie pendant la pêche à la baleine. « Achab : un pas sur sa jambe légitime, le pas suivant sur une imitation grossière ». On verra aussi de quelles façons la dite baleine est coriace et cherche à se venger de son boiteux capitaine. Mais on ne raconte (surtout) pas un livre de 624 pages, à lire sans modération, livre dont la pièce future « Un Vieux Marin Têtu poursuit une Baleine Blanche » pourrait tout aussi bien devenir « Un Orphelin Abandonné à la Naissance épouse sa Mère par Erreur ».
Une fois que Achab a enfin trouvé
Moby Dick, il plonge trois minutes avec elle, puis il échoue sur une île. Il ne veut plus entendre parler de mer, qui est « l'amertume », un « vide carnassier », autrement dit l'ennui. « le capitaine a flotté longtemps ; il faut pour bien flotter un calme, une abnégation qu'on ne soupçonnait pas chez lui -on l'aurait plutôt vu couler à pic, décidément, un vieux poignard aiguisé mille fois enchaîné à une enclume, qui lui sert de mémoire, et voilà don destin ». Ce qu'il y a de charmant dans ces notes de bas de page, c'est qu'elles n'expliquent rien. Voilà Achab rendu à la terre ferme. « Désormais, la marine, très peu pour lui ».
Mais, bon seigneur,
Pierre Senges se préoccupe aussi de la baleine. « « Un vide soudain », le jour où
Moby Dick encore fière de sa dernière bataille (trois hommes à l'eau) comprend que le capitaine a mis un terme à sa chasse, non pas provisoirement, définitivement, de retour dans ses terres ».
Parti comme c'est, on s'attend à lire un livre misérabiliste. C'est sans compter avec
Pierre Senges qui prend le contre-pied d'un unijambiste pour bâtir son roman. Suivent alors des scènes cocasses où l'on voit Achab à New York, devenu liftier, garçon d'hôtel, confesseur, comédien et souffleur (normal pour un ex baleinier), avant de proposer à Londres des pièces au théâtre, puis de même à Broadway et à Hollywood. Ah ces prestations avec les Ziegfeld Folies… Mais le livre reste un essai, avec notamment des réflexions sur comment faire entrer le baleineau au théâtre (en poisson rouge ?).
On croise à Hollywood une certaine Martha Doolittle « demi-veuve du capitaine Achab […], femme chevalière à la Orlando Furioso ». La jeune madame Achab « devenue veuve Martha ou demi-veuve se débarrasse de la moitié de son veuvage, de la durée du deuil, jupon noir amish » seule équivalente à « Pénélope, demi-veuve elle aussi ». Achab lui-même « Achab ne dira pas le contraire : pendant deux ou trois minutes, le temps d'une chanson, il a été fixé par la baleine, et pendant ces trois minutes (il veut bien appeler ça portion d'éternité), il a entamé auprès d'elle une vie de couple amphibie, éphémère, ébauchant un avenir commun sous six pieds, sous six mille pieds d'eau : elle, continentale, impérieuse, éblouissante même par grands fonds, étrangère à toute forme de susceptibilité, capable au contraire de tout avaler, le navire et ses passagers, la taille d'un estomac disant tout de la capacité d'un être à amortir les coups durs de l'existence ». Et l'océan, qui n'est pas en reste. « L'inévitable décor d'océan se donnant comme panorama et comme infini contenant : mille millions (un petit peu plus) de kilomètres cubes d'eau salée mêlée de chair humaine et de poissons en proportions inégales, et là-dedans des harengs frais, des requins-marteaux, des baleines à nez de bouteille et des marsouins hourra, des baleines à tête d'enclume, des poissons-clowns, des poissons-chats, des hippocampes comparés quelque part à des allumeurs de réverbères, des bélugas, des huîtres perlières, d'autres qui ne le sont pas, ne le seront jamais, et se sont fait une raison, des baudroies, des encornets, les restes de la croisade de 1212, les théières de vermeil destinées au roi Charles d'Angleterre coulées en 1633 entre Burntisland et Leith – théières suivies dans l'ordre (à travers un fond trouble) de pianos droits, de lingots d'or ou plus sûrement de pioches de chercheurs d'or bredouilles, de pantoufles et chemises de nuit, extraits de naissance, avis de décès, jeux d'échecs, grille-pain, portes tambours, brosses à reluire, jetons de téléphone, bibles traduites en cent vingt langues, Grand Albert et Petit Albert, livres de bonnes manières, banjos, trompettes, harmonicas, fausses couronnes du roi Richard III, casquettes de marin, fraises élisabéthaines, pages brûlées de
Nicolas Gogol, buste de Tibère, cafetières italiennes et cafetières américaines, un Catalogue systématique des mammifères marins, des partitions de Jerome Kern, un livret d'Oscar Hammerstein, un gramophone, un Betta splendens (un parmi des milliers), un clystère, le pendentif de Rita Flowers, le diadème du Toboso, une trousse de toilette ayant appartenu à
Josef von Sternberg, une autre à
Erich von Stroheim, l'épave complète du Chancewell, les images perdues de A Woman of the Sea, les espadons manqués par
Hemingway, les habits démodés du signor Da Ponte, l'épave du bateau d'Abissai Hyden, tous les ingrédients du cocktail Manhattan hélas trop éloignés les uns des autres, des téléviseurs, des machines à laver, un petit traité sur l'immortalité qui n'a pas dû convaincre grand monde, la pique d'un violoncelle et x couronnes de fleurs en hommage aux marins noyés ». La liste comme objet littéraire de culture.
On y rend un hommage à Orson Welles, qui fuira Hollywood, à Scott Fitzgerald, le déchu, qui assimilera la lutte d'Achab à la lutte contre la machine d'Hollywood, à l'ingambe et beau Cary Grant qui refuse la jambe de bois, à
Mae West. On découvre aussi le baron de Münchhausen, ou plutôt les barons, qui sont le Fictif et le Véritable (1720-1797). C'est ce second qui a servi de modèle au premier. Un peu affabulateur au point qu'il a donné son nom au syndrome caractérisé par un besoin de simuler une maladie dans le but d'attirer l'attention ou la compassion. « le baron, assez malin pour se situer entre la réalité de sa vie de baron et de l'autre réalité de sa vie de personnage ». le premier n'hésite pas à faire rechercher le second par quinze pigeons voyageurs, et « à l'heure de se battre en duel, se comporter comme Don Quichotte en face de l'autre Don Quichotte bricolé par un plagiaire (un couvercle de marmite pour imiter le plat à barbe qui imitait le casque) ». Idem, le capitaine partira à la recherche d'Avellaneda, le plagiaire de Don Quichotte.
Achab rencontre même le jeune
Herman Melville, qui a alors 19 ans. « Il sort à peine des études, il y retourne, il pose un pied ici un pied là, il est hésitant ».
Pierre Senges fait un peu de même. Mais on voit, et comprend vite, qu'il est en bonne compagnie, entre Melville,
Krasznahorkai, Lowry et
Cervantès. On pourrait trouver beaucoup plus minable compagnie. Certes, l'utilisation de listes, de listes de listes et l'accumulation des mots peut rebuter à première vue. Les longues phrases avec leurs nombreuses digressions, elles aussi peuvent indisposer. Mais à tout choisir entre une longue phrase à la
Krasznahorkai, qui peut faire plusieurs pages, ou même plus, à la façon de «
Zone » de
Mathias Enard (2008,
Actes Sud, 516 p.) et certains auteurs actuels, où tout se résume à sujet, verbe, complément, illustrant la simplicité, voire l'ingénuité des auteurs.
Finalement, je ne regrette pas, au contraire, d'avoir relu et re-commenter tout
Pierre Senges.