« Mon nom est Personne » sont les derniers mots qu'aura entendus Rogelio Calzado, banquier richissime sortant de sa douche, avant que celui qui les a prononcés lui glisse une pièce de deux euros dans la bouche et lui plante un tournevis dans le cou.
Cet assassinat n'est pas le premier du genre. Trois autres ont déjà eu lieu selon le même protocole, visant à chaque fois des criminels passés entre les mailles du filet de la justice, mais c'est la première fois qu'une personnalité est visée. Toutes les victimes ont eu le visage enturbanné de film plastique, comme pour les effacer.
Avant qu'elle ne s'ébruite, l'affaire remonte jusqu'aux oreilles du président fantoche. Il est question de mettre sur pied une brigade spéciale pour endiguer l'hémorragie.
À sa tête Severo Justo, commissaire général détaché à Bruxelles pour son extrême intransigeance, ancien curé, défroqué par l'amour d'une belle, malheureusement fauchée, ainsi que leur fille, par un chauffard, vingt ans plus tôt. Un homme de devoir, brisé, mais qui sait s'entourer.
À ses côtés, une vraie équipe de choc : une psychiatre schizophrène (Dalia Fierro), un commissaire aux méthodes musclées et expéditives (Francisco Bermúdez), un autre, arriviste et menteur pour gérer les médias (Pablo Acuna), un jeune inspecteur pour coordonner le terrain (Jorge Frontela), un hacker de génie pour la technique (@grafuwol, qui n'est autre que la grand-mère de Frontela), et enfin un légiste discutant avec les morts, disons capable de les faire parler (Caronte Garcia).
— Pourquoi cet acharnement à vouloir effacer les ravages de la mort sur les corps ?
le petit homme le regarde comme s'il était fou.
— La mort ? La mort n'a rien à voir là-dedans, Justo. Je ne fais qu'essayer de réparer les saloperies que leur a faites la vie.
Nous voilà donc avec un tueur en série des plus machiavélique, et face à lui une équipe d'enquête constituée d'individualités aux profils rebattus par les thrillers de type « tête de gondole » : un flic meurtri par son passé, une profileuse, un légiste un peu barré, un flic gros dur à l'ancienne, un autre bouffé d'ambition, enfin un hacker de génie. La recette du page turner mainte fois ressassée pourrait-on penser…
Mais ce serait oublier que le maestro Carlos Salem est aux commandes, et qu'il prend un malin plaisir à se jouer de tous ces clichés pour rebattre les cartes d'un jeu beaucoup plus sophistiqué.
À en croire les dates qui figurent à la toute fin du texte, il lui aura fallu cinq années (2015-2020) pour peaufiner cette aventure foisonnante, auxquelles on peut ajouter les quatre suivantes qui nous séparent de la traduction française de
Judith Vernant et de la parution. C'est long… mais c'est bon.
Carlos Salem, l'écrivain le plus espagnol de tous les auteurs argentins, auréolé de toute la fantaisie baroque qu'on lui connaît et dont s'échappe toujours un léger parfum de spiritualité, au sens religieux aussi bien qu'intellectuel (on se retrouve quand même avec un assassin qui se prend pour dieu et un enquêteur qui n'est pas loin d'être un saint) s'empare donc à sa manière du mythe « thrilleristique » du serial killer bien tordu poursuivi par une équipe d'enquêteurs chevronnés et tenaces. Tout en en respectant scrupuleusement les codes, il ne peut cependant pas s'empêcher les pas de côtés et les détournements pour nous offrir un spectacle des plus réjouissant.
Severo Justo, enquêteur en chef, est un personnage profondément attachant, pétri de valeurs morales qu'il entend bien respecter à la lettre, mais aussi rongé par une culpabilité qu'il traîne comme un boulet depuis que sa femme et sa fille ont été fauchées par un chauffard jamais retrouvé ; un élément que le tueur intégrera magistralement à son scénario macabre et qui apporte, au moins aux yeux des femmes qu'il croise, une certaine sensualité au commissaire.
Tout se tient chez Carlos Salem, rien ne se fait au hasard. Et si, par exemple, les représentants de la police scientifique apparaissent quelque peu « décalés » avec une hackeuse octogénaire, un légiste qui habille les morts pour mieux les faire parler ou une psychiatre aux personnalités multiples qui cohabitent tant bien que mal dans son esprit, il n'en demeure pas moins qu'ils obtiennent des résultats et que l'enquête avance.
Malgré toute la fantaisie de l'auteur, l'intrigue reste millimétrée et son dénouement infaillible.
D'autant plus lorsqu'il se permet de plonger son héros dans des abîmes de perplexité, interrogeant ses valeurs et le confrontant à ses propres envies de vengeance. Ceux qui enfreignent les lois, écrites ou non, ceux qui commettent les pires crimes en toute impunité, méritent-ils le jugement dernier. Et Dieu dans tout ça ?
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