"C'est à
Port-Soudan que j'appris la mort de A. .. Un fonctionnaire déguenillé , défiguré par la lèpre, porteur d'un gros revolver noir dont l'étui était noué à la ceinture par une lanière de fouet en buffle tressé, me remit la lettre vers la fin du jour. Son visage sans lèvres, aux oreilles en crête de coq , était un perpétuel ricanement. On eût dit son corps sculpté dans le bois sardonique d'une danse macabre. Comme presque tous ceux qui survivaient dans la ville, son office principal était d'ailleurs le racket et l'assassinat. Comment s'était-il procuré le pli, je l'ignore. Peut-être l'avait-il volé à la Mort elle-même."
C'est le tout début de ce texte déchirant. Ils étaient deux amis, et A. s'est suicidé. Ils étaient deux amis, et l'auteur végète,écrasé d'ennui, au fin fond de l'Afrique. Deux amis qui avaient cru à des autres possible, et que la réalité a rejoints comme elle rejoint tout le monde. Sauf que les concessions , l'acceptation , le « vivre avec » ne leur était pas permis. Les rêves et les idéaux trahis, certains ne s'en sont jamais remis.
En partant enquêter sur la mort de A., le narrateur sait bien que c'est sur une double disparition qu'il enquête, et que c'est finalement aussi sur lui , mais aussi sur leur jeunesse commune , sur leur double identité, qu'il va se pencher. Douloureusement .
"Nous n'avions jamais très bien su , et ce fut apparemment notre faute, dans quel monde nous étions…".Et, rentré à
Port Soudan, il va écrire , pour lui, pour eux,à deux. Pour nous:
" de l'espoir que nous avions eu d'aller vers le monde des dieux en engendrant dans la beauté, il ne subsistera que ce pauvre témoignage."
C'est un très beau texte, qui saisit dès les premières lignes par sa force désespérée et qui témoigne de la valeur du geste littéraire, faire revivre par les mots.
"Je me souviens de A. , je lis et relis ce que Conrad écrit de Lord Jim, un des livres qui ne me quitte pas ici, qui m'accompagnent depuis des années, corné, jauni, annoté de réflexions que plus d'une fois, je dois le reconnaître, m'a inspiré l'ivresse , à la reliure cassée, aux pages maculées de moustiques écrasés et de chiures de cafards, tachées d'alcool, de sueur et, je le crains bien, de larmes, mais qui constitue un de mes derniers liens avec le monde où il existe, pour peu de temps encore, des livres: c'est à dire de la douleur transcrite en lettres sur du papier et non, comme ici, directement gravée dans la chair: " Tout ce que Stein lui-même trouvait à m'en dire, c'est que c'était un romanesque. Et moi, tout ce que je savais, c'est qu'il était l'un de nous. de quoi se mêlait-il ,en étant romanesque? Si je vous parle autant de mes sentiments instinctifs et de mes réflexions brumeuses, c'est qu'il ne me reste plus grand chose à dire de lui. Il existait pour moi et somme toute, c'est par moi seulement qu'il existe pour vous. "