Quelle mouche a piqué
Jean Rolin de vouloir traverser Bondoufle, paisible ville de la banlieue au nom sympathique, plaisant, joyeux, presque même ridicule et qui n'incite pas trop au sérieux ? Il ne faut pas trop compter sur l'énigmatique 4e de couverture pour répondre à cette question : « Car à vrai dire, en cette chaude journée parmi les premières du mois de septembre, il n'y a guère que moi à traîner sans raison dans les parages. »
Et pourtant, tout est déjà là, ce style inimitable mêlant intelligence et élégante ironie, cette invitation à suivre les pas de ce grand voyageur au regard malicieux et acéré.
Avec un titre pareil, on pourrait imaginer un conte de fées ou la réécriture du périple de deux convoyeurs de viande, mais qui transporteraient cette fois des nains de jardin. Féru cependant des écrits de l'auteur, j'ai bien vite oublié ces hypothèses qui n'étaient que jeux d'esprit et dès les premières pages, l'écrivain nous explique que « du moment où [il a] découvert la campagne à la périphérie d'Aulnay-sous-Bois, (…) l'idée [lui] est venue de suivre tout autour de Paris sa limite. » "
La Traversée de Bondoufle" décrit ainsi un itinéraire qui décrit lui-même une grande boucle autour de Paris pour essayer de trouver la limite, même incertaine, entre la ville et la campagne, voir ce qui s'y passe, ce qui la caractérise, quel genre d'activités ou de personnes on y trouve. Autant dire que le projet pourrait sembler vain ou mineur en raison du développement continu des villes au détriment de la campagne. Mais cette situation ne rebute pas
Jean Rolin, bien au contraire. Équipé de bons godillots, d'une carte IGN et d'un carnet de notes, il va avec méthode et persévérance suivre cette ligne de démarcation. Il ne ménagera pas ses efforts pour coller à sa ligne imaginaire, il fera des détours, reviendra, repassera pour décrire un réel certes peu spectaculaire, mais ce faisant il redonnera une consistance à des territoires négligés avec acuité, ironie et nostalgie.
Dans l'arsenal de notre randonneur affuté, la carte IGN au 1/25000e est un accessoire vital pour trouver son chemin dans le labyrinthe de la banlieue ou pour se justifier auprès de riverains suspicieux. J'adore moi-même me plonger dans les cartes, en étudier la toponymie et j'ai régulièrement consulté Google Maps pour suivre la progression de l'auteur. En la levant haut et en l'agitant, la carte IGN, tel un bouclier, protègera même
Jean Rolin d'une éventuelle balle perdue en signalant sa présence auprès de chasseurs de sanglier. le carnet de notes est également indispensable pour ne pas oublier les petits détails, mais il peut prêter à malentendu. C'est ce qui arrive à notre infatigable marcheur lorsqu'il le sort devant un food truck et que les clients présents le prennent alors pour un inspecteur du confinement. Cette aventure m'a amusée, tout comme celle clownesque du petit chien qui le poursuit ou celle burlesque du barrage de gendarmerie qui l'oblige à se réfugier dans une cour de ferme. J'ai bien aimé le récit de ces péripéties pas très dramatiques dans lesquelles
Jean Rolin ne se prend guère au sérieux.
J'ai bien aimé également les rencontres anodines, mais malheureusement peu nombreuses qui émaillent le récit.
Jean Rolin traverse des paysages plutôt délaissés et les rares rencontres humaines apparaissent comme des bizarreries : des cavaliers jouant au polo, un jardinier kabyle fier de sa production de légumes, un propriétaire terrien agressif recevant le sobriquet de «
Marquis de Carabas ». Les rencontres animales ne sont pas en reste avec dès les premiers pas, des lapins, beaucoup de lapins qui nous valent cette facétieuse première phrase : « Lorsque Dieu a créé le lapin, s'attendait-il à ce qu'on le retrouve si nombreux, de nos jours, à Aulnay-sous-Bois ? ». Plus loin, ce sont des alouettes, des éperviers, des hérons, des rossignols, des poules, des vaches, des chevaux qui tous à leur manière indiquent la limite entre ville et campagne.
En outre, le projet de
Jean Rolin nous offre la description un peu répétitive des paysages uniformes de cette frontière. On y voit pêle-mêle des champs, des prairies, des forêts, des routes, des ponts, des tunnels, des voies ferrées. Les nombreuses plates-formes logistiques, l'extension des
zones pavillonnaires ou des décharges si hautes qu'elles sont « en forme de ziggourat » en disent long sur nos nouveaux modes de vie. Brisant cette monotonie, des lieux de mémoire surgissent au détour d'un bois, une église, un château, des installations militaires désertées, des propriétés à l'abandon. Ailleurs, une ZAD et une ferme avec le slogan « Des légumes, pas de bitume ! » témoignent de luttes et de l'évolution de la frontière ville-campagne au détriment de cette dernière.
Confronté à cette évolution, j'ai souvent senti de la nostalgie dans la prose de l'auteur. Les chapitres s'ouvrent fréquemment avec enthousiasme sur une nouvelle journée, mais finissent avec mélancolie devant le constat d'une humanité qui grignote ou détruit petit à petit son milieu naturel. Heureusement, l'humour pince-sans-rire de notre increvable randonneur pimente le récit de son aventure, lui qui n'a pourtant rien d'un aventurier.
Dans l'ensemble, j'ai aimé cette "Traversée de Bondoufle" même si le texte m'a semblé moins prenant ou moins varié que "
Le Pont de Bezons", mais je recommande tout de même à tous les lecteurs qui ont une âme d'explorateur des territoires ordinaires.