Nous sommes les seuls spectateurs de cette représentation cosmique qui d’habitude se joue sans public. La beauté existe-elle pour elle-même?
A l'horizon, pas un village, pas une maison, pas une route, pas un poteau électrique. Rien pour attester d'une quelconque présence humaine sur cette planète.
J’ai découvert l’Oisans à la fin de l’enfance.
Je devais avoir douze ou treize ans quand je suis monté avec ma mère au col du Gioberney par le versant Valgaudemar. Ce fut mon premier contact avec ce qu’on peut déjà appeler la haute montagne, le col culmine à 3 233 mètres. Si je ne garde aucun souvenir de la bavante qui y mène, la vue au sommet fut un éblouissement, une révélation proche de la conversion de Claudel à Notre-Dame : "Et c’est alors que se produisit l’événement qui domine toute ma vie. En un instant, mon cœur fut touché et JE CRUS." En arrivant au col, les Bans me dévoilèrent leur magie. Cette montagne, à l’époque, était recouverte de glace, elle resplendissait littéralement au soleil.
C’était gigantesque et irréel pour l’enfant que j’étais encore. Un monde nouveau s'ouvrait à moi. Je n'avais encore jamais vu une telle netteté, une telle évidence. Je ne l'ai bien sûr pas formulé ainsi à cette époque, mais la beauté m'avait frappé comme la foudre.
Je voulais monter En Haut.
La beauté est comme un songe qui s'évanouit quand on n'y croit plus.
On a oublié le mouvement de la circulation humaine. Ne restent que le paysage immobile des montagnes, la respiration du vent et les présences animales.
Chaque rencontre est marquante, chaque échange de regards nous dit les profondeurs, le mystère de la pensée animiste, la communion secrète des vivants. Une fois à ma table à dessin, tous ces regards me poursuivent, pas d arrière monde dans leurs reflets. Je convoque leurs secrets.
C'était une journée particulièrement sinistre : un paysage noir strié de restants de neige sale, des pans de brouillard qui s'effilochent pour dévoiler des pics inquiétants.
Les nuages découvrent par intermittence les hauts sommets éclairés par le couchant. Comme un mirage fugace, la Grande Aiguille de la Bérarde surgit dans les vapeurs de cette fin de jour. Elle est en lévitation, orange et légère, aussi immatérielle que les nuées qui la bordent. La trouée se referme, l'Aiguille disparaît et sa beauté retourne à ses secrets.
Les étoiles éclairent la nuit comme mille et un petits soleils.
Le ciel devient fou, des nuages filaires à l'horizon donnent naissance à une incroyable subtilité de violets, de jaunes, de gris, chaque ton rivalise et pourtant s'harmonise à la perfection dans un chaos maîtrisé d'itérations.