Dès 1990, un travail fondateur de
Kim Stanley Robinson dans l'exploration des possibilités utopiques contemporaines.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2024/03/02/note-de-lecture-
lisiere-du-pacifique-kim-stanley-robinson/
Amateur doué au base-ball, Kevin Claiborne est un entrepreneur consciencieux en architecture, maçonnerie et construction, et un bon vivant populaire dans ses différents cercles amicaux. Sympathisant écologiste, il entre, sur amicale pression du parti, au conseil municipal d'El Modena, petite ville de Californie du Sud, aux confins du comté d'Orange. Position nettement moins anodine qu'elle ne le semble d'abord, comme il va le découvrir avec un joli mélange de timidité et d'effarement, car, depuis un grand sursaut législatif et juridique ayant eu lieu quelques dizaines d'années auparavant, le capital financier et industriel a vu ses appétits insatiables et quasi-immémoriaux sévèrement limités, redonnant un pouvoir jadis enfui aux assemblées citoyennes et à ces modestes conseils municipaux de 2065. Mais l'avidité et la soif de croissance (presque) à tout prix n'ont pas disparu pour autant…
Dans la petite cité où l'eau, comme dans une grande partie du
Sud-Ouest américain, demeure un enjeu capital, de petites « grandes manoeuvres » semblent vouloir se dérouler, à l'instigation discrète du maire lui-même, autour d'une colline communale qui se trouve être le dernier espace sauvage au sein du tissu urbain local – un projet de centre commercial semblant même apparaître à l'horizon.
Publiée en 1990 (et bizarrement traduite en français seulement en 2021, par
Stéphan Lambadaris, pour les Moutons Électriques), la troisième expérience de la trilogie du Comté d'Orange, largement fondatrice dans l'oeuvre de
Kim Stanley Robinson (après son étude doctorale des « Romans de
Philip K. Dick »), essayant d'explorer trois futurs possibles pour le plus riche (et par certains aspects l'un des plus emblématiques) territoire des États-Unis, vient logiquement après les deux précédentes, «
le Rivage oublié » en 1984 et «
La Côte dorée » en 1988, et précède déjà de peu, finalement, le lancement de la « Trilogie Martienne » (1992-1996), dont elle peut constituer, sous bien des aspects, une forme de banc d'essai particulier, tout particulièrement du côté du mélange de simplicité et de sophistication que suppose une véritable politique du vivre-ensemble, dans un cadre naturel donné (la relation de l'auteur et de ses personnages à la notion même de nature évoluera au fil du temps, comme il s'en expliquait dans un entretien sur Blast pour l'émission Planète B, à propos de son récent «
le Ministère du futur », ici).
Par rapport au franc post-apocalyptique du « Rivage oublié » et au délétère business as usual (comme dirait par exemple
Andreas Malm) – ou presque – de la « Côte dorée », l'eutopie partielle (quasiment au sens du « Écotopia » d'
Ernest Callenbach, bien sûr) de «
Lisière du Pacifique » aurait pu témoigner, chez un auteur de moindre envergure que
Kim Stanley Robinson (même s'il était alors encore relativement « débutant » – comme il s'en explique au passage également dans l'entretien avec Planète B cité ci-dessus), de la difficulté, voire du défi, que représente le récit eutopique authentiquement spéculatif / romanesque (par opposition à l'exposé classique de quelque cité idéale), tant il s'agit de surmonter la malédiction (narrative) du « Les peuples heureux n'ont pas d'Histoire » – fausse sagesse, bien sûr, mais fort ancrée intellectuellement et spirituellement dans notre relation aux événements et à leur succession (on écoutera d'ailleurs – ici – avec bonheur les interventions d'
Alain Damasio et de
Li-Cam sur ce sujet, dans le cadre d'une table-ronde organisée par Planète B à Ground Control en février 2024, à l'occasion des 20 ans de la Volte). On notera au passage fort logiquement l'influence probable de «
Lisière du Pacifique », parmi d'autres oeuvres, sur le travail enthousiasmant et ô combien courageux d'un
Camille Leboulanger dans son «
Eutopia » de 2022.
En 1990 déjà, et donc bien avant, par exemple, la « Trilogie climatique » (2004-2007) ou «
New York 2140 » (2017),
Kim Stanley Robinson est capable de mobiliser sa compréhension intime (et qui ira toujours s'améliorant) des mécanismes juridiques, économiques et financiers (et surtout d'imaginer leur orientation au bénéfice de causes différentes et souhaitables) lorsqu'il s'agit de juguler les pulsions d'avidité qui détruisent le monde (et les vies de ses habitantes et habitants) depuis quelques siècles sous l'égide d'un capitalisme jamais rassasié. Comme le montrent les trop rares utopies ambiguës de notre temps (depuis le séminal « Les dépossédés » d'Ursula K.
Le Guin en 1974), il n'est nul besoin pour cela (et contrairement à ce que laisse entendre à plaisir la vulgate néo-libérale) de recourir à des arsenaux policiers et surveillants qui sont d'ailleurs aujourd'hui bien davantage l'apanage des divers ordo-libéralismes (qu'ils soient américain, européen, russe, chinois ou indien) que de quelque utopie socialisante et partageuse, renvoyée de nos jours, encore, à l'état de fantasme.
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