Je l'avoue, je n'ai pas lu «
Betty », le roman de
Tiffany McDaniel, que bien des personnes m'avaient conseillé. Un roman tellement vanté par la critique et porté aux nues par beaucoup de lecteurs et lectrices. Ce n'est pas une raison, mais je ne suis pas le seul à avoir passé à côté de ce magnifique roman. McDaniel a écrit sa première version à 18 ans en 2003 et c'est seulement en 2017 qu'une grande maison d'édition américaine a édité le récit. Et depuis, «
Betty » s'est mérité de nombreux prix dont le Prix des libraires du Québec en 2021.
Non, je ne l'ai pas lu, mais dès cet été, je me promets ce plaisir de lecture! Car, après avoir lu «
du côté sauvage », son plus récent livre, je suis devenu inconditionnel de cette jeune auteure américaine. Quel talent ! Quelle écriture !
Chillicothe, petite ville de l'Ohio, où toute l'activité tourne autour de la papeterie … et de la rivière qui y coule. Arc et Daffy, deux jumelles à la flamboyante chevelure rousse vivent dans des conditions pitoyables entre une mère et une tante, toxicomanes et prostituées. Ce n'est pas l'amour qui les nourrit. La mère leur dit : « Chacune de vous n'est que la moitié de la même pomme pourrie. » Toutes les deux ont des yeux vairons : une a l'oeil bleu à gauche, l'autre l'a à droite. Même chose pour l'oeil vert ! Cela donne des scènes attendrissantes quand on leur demande de fermer un oeil et qu'elles deviennent juste une personne … aux yeux bleus ou aux yeux verts.
Avant, elles étaient élevées chez leur grand-mère, Mamie Milkweed, qui peuplait leur imaginaire de petite fille. Malgré l'environnement glauque, la grand-mère réussissait à leur faire miroiter des mondes fantastiques où tout était presque possible. Adepte du crochet, elle leur apprenait que sur ses oeuvres, il y avait un côté doux et joli et que de l'autre, il y avait un côté rugueux et laid que l'on pouvait améliorer en rentrant sous les laines qui dépassaient. En bref, la vie, on pouvait l'améliorer.
Les parents ont décidé de reprendre les filles, car ils pensaient devenir « clean »! Et ç'a été le début de l'enfer. le père mort, la tante s'installe à la maison, le seul moyen pour la mère de se procurer sa drogue, c'est la prostitution. Dans sa chambre, tout à côté de la chambre des filles. Très rapidement, un des clients abuse des petites. Commence alors leur propre enfer qu'elles essaient d'adoucir en utilisant leur imagination : des gâteaux d'anniversaire dessinés sur le plancher, des recherches archéologiques directement sorties de leur imagination, des cadeaux qui n'existent pas, etc. Toute leur enfance est marquée par des adultes qui n'en sont pas; leur mère qui vit pratiquement tout le temps dans sa chambre et leur tante, vissée à son fauteuil à regarder des émissions de tourisme.
Pas surprenant que leur seule issue sera la prostitution où elles retrouveront des femmes comme elles, sans avenir, droguées, victimes de violence et d'intimidation, mais enveloppées dans une sororité bienveillante, apaisante. Et des rêves qui partent souvent dans les brumes de leur addiction. Thursday, Indigo, Violet, Sage Nell, des portraits de femmes durs, sans compromis, mais teintés d'une douceur intérieure belle et émouvante.
Et un jour, une d'elles sera retrouvée morte dans la rivière.
« Cause de la mort : appartenance au sexe féminin »
Extrait du rapport du médecin légiste
Page 175
Puis, une autre ! Ces femmes sont mortes, victimes de la violence et elles partent dans l'indifférence la plus totale. Qui se soucie de ces femmes ? Surement pas les hommes qui les fréquentent. Ni la police !
Ces hommes qui n'ont pas de noms, qu'elles appellent des « johns », mais dont certains sont encore plus violents que les autres. Il y en a un, l'araignée, policier violent, abuseur, sans aucune empathie ni morale. Quand il apparait, une image d'araignée s'installe à travers les mots pour nous rappeler qu'il est omniprésent, tissant sa toile autour de ces filles sans défense. Avertissement aux arachnophobes!
«
du côté sauvage » est un roman très noir. Ces femmes plongent sous nos yeux dans les ténèbres les plus profondes dans l'espoir illusoire d'y trouver un peu de lumière. Est-ce que les profondeurs de la rivière sont les seules issues possibles pour elles ?
Personne n'enquête ! Pourquoi faire? Ce ne sont que des femmes, des prostituées, des junkies ! Non, «
du côté sauvage » n'est pas un roman policier, mais un roman noir où la réflexion prend souvent place dans notre esprit. Avec ses pages difficiles de violence à supporter, on ne peut pas fermer les yeux et dire que ça n'existe pas. Car ces femmes nous lancent un message en criant leur désespoir sans issue.
Ce serait facile de se dire que c'est de la fiction, ce n'est qu'un roman !! Mais en fouillant un peu, on découvre qu'en 2014-2015, il y a eu à Chillicothe en Ohio, six meurtres de prostituées; des faits qui ont inspiré cette histoire à
Tiffany McDaniel.
Il n'y a pas grand-chose de gai dans ce roman, n'attendez pas de « belle fin joyeuse pleine d'espoir» !!
Tiffany McDaniel nous dépeint une société qui perdure où certaines femmes sont encore considérées comme des sous-humains. Une chance qu'un personnage comme la mamie vient mettre juste un peu de lumière dans ce côté sauvage. Arc et Daffy sont deux personnages extraordinaires, inoubliables. Deux enfants et deux femmes qui nous habitent pendant très longtemps. On ne peut rester insensible à leur vie de misère qui leur colle à la peau.
Un dernier mot important !
Tiffany McDaniel décrit toute la noirceur du monde mais son écriture est lumineuse, poétique, tellement belle, à l'opposé de son sujet ! Son regard acéré sur la société, la violence et le côté sombre de l'humain sont décrites avec talent, avec une plume qui donne un certain esthétisme à la langue. McDaniel n'est pas qu'une bonne « story teller », elle est une excellente écrivaine.
Âmes sensibles, ne vous abstenez pas de lire ce magnifique roman, vous passeriez à côté d'un récit prenant, d'une profondeur et d'un réalisme parfois insoutenable. Certains pourraient dire que «
du côté sauvage » est un roman de femmes … Au contraire ! Ce roman dresse le portrait d'une certaine société très contemporaine et dans la vague de féminicide qui dure depuis la pandémie au Québec, tout moment de réflexion n'est pas de trop.
«
du côté sauvage » est un roman où les femmes sont victimes, mais où les hommes sont prédateurs. Un peu comme ça arrive trop souvent dans la réalité !
Et là, je me fais plaisir en terminant ma chronique par l'incipit du roman :
« Notre première faute fut de croire que nous ne mourrions jamais. La seconde fut de croire que nous étions vivantes. »
Bonne lecture !