On pleure parfois les illusions avec autant de tristesse que les morts.
(...) et elle sentait entre elle et lui comme un voile, un obstacle, s'apercevant pour la première fois que deux personnes ne se pénètrent jamais jusqu'à l'âme, jusqu'au fond des pensées, qu'elles marchent côte à côte, enlacées parfois, mais non mêlées, et que l'être moral de chacun de nous reste éternellement seul par la vie.
L'amour ! Il l'emplissait depuis deux années de l'anxiété croissante de son approche. Maintenant elle était libre d'aimer; elle n'avait plus qu'à le rencontrer, lui !
Comment serait-il ? Elle ne le savait pas au juste et ne se le demandait même pas. Il serait lui, voilà tout.
Elle savait seulement qu'elle l'adorerait de toute son âme et qu'il la chérirait de toute sa force. Ils se promèneraient par les soirs pareils à celui-ci, sous la cendre lumineuse qui tombait des étoiles. Ils iraient, les mains dans les mains, serrés l'un contre l'autre, entendant battre leurs coeurs, sentant la chaleur de leurs épaules, mêlant leur amour à la simplicité suave des nuits d'été, tellement unis qu'ils pénétreraient aisément, par la seule puissance de leur tendresse, jusqu'à leurs plus secrètes pensées.
Et cela continuerait indéfiniment, dans la sérénité d'une affection indescriptible.
On pleure parfois les illusions avec autant de tristesse que les morts.
La vie est une défaite, la vie, l’adolescence passée, est une chose qui ne peut que se défaire, qui, au mieux, s’arrange dans les derniers jours, lorsque l’on a renoncé à tout et que l’on n’attend plus rien.
La seule vérité qui ne mente pas est la souffrance.
On pleure parfois les illusions avec autant de tristesse que les morts.
page 110 [...] Ses relations avec Julien avaient changé complètement. Il semblait tout autre depuis le retour de leur voyage de noces, comme un acteur qui a fini son rôle et reprend sa figure ordinaire. C'est à peine s'il s'occupait d'elle, s'il lui parlait même ; toute trace d'amour avait subitement disparu ; et les nuits étaient rares où il pénétrait dans sa chambre.
Il avait pris la direction de la fortune et de la maison, révisait les baux, harcelait les paysans, diminuait les dépenses ; et ayant revêtu lui-même des allures de fermier gentilhomme, il avait perdu son vernis et son élégance de fiancé.
Il ne quittait plus, bien qu'il fut tigré de taches, un vieil habit de chasse en velours, garni de boutons de cuivre, retrouvé dans sa garde-robe de jeune homme, et envahi par la négligence des gens qui n'ont plus besoin de plaire, il avait cessé de se raser, de sorte que sa barbe longue, mal coupée, l'enlaidissait incroyablement. Ses mains n'étaient plus soignées ; et il buvait, après chaque repas, quatre ou cinq petits verres de cognac.
Jeanne ayant essayé de lui faire quelques tendres reproches, il avait répondu si brusquement : "Tu vas me laisser tranquille, n'est-ce pas ?" qu'elle ne se hasarda plus à lui donner des conseils.
Elle avait pris son parti de ces changements d'une façon qui l'étonnait elle-même. Il était devenu un étranger pour elle, un étranger dont l'âme et le cœur lui restaient fermés. [...]
On pleure parfois les illusions avec autant de tristesse que les morts.
La vie, voyez-vous, ça n'est jamais si bon ni si mauvais, qu'on croit.