Le début est déstabilisant.
« Je n’aurais pas pu m’asseoir. Denise occupait le canapé, alanguie d’un bord à l’autre, couchée sur le dos, la colonne n’importe comment, grande scoliose indolente, le bas-ventre nu sous le grand toboggan du thorax. »
Denise ? se demande le lecteur, qui guette des indices, et qui attend la 11ème ligne pour en avoir la confirmation : oui, il s’agit bien d’un chien, ou plutôt d’une chienne.
Denise est, en effet, une femelle bouvier bernois, 4 ans, « ancienne élève de l’école des chiens d’aveugle de Paris, mais cancre recalé pour sa couardise urbaine », confiée pour une année à Paul, le narrateur. Car ce chien n’est pas le sien, c’est celui de Valentine, jeune femme un peu décalée, qui souffre de phobie sociale et qui, pour l’heure, est en voyage.
Le récit, sans être chronologique, présente deux moments que tout oppose : les tribulations de Denise et de son maître choisi dans la société humaine et urbaine et la course de deux compagnons au cœur d’une nature retrouvée et « sauvage ».
Autant d’occasions pour l’auteur de brosser tableaux et portraits aussi précis qu’humoristiques ou de mettre en scène de savoureuses saynètes.
Le chapitre 2 nous offre ainsi un flash back chez Valentine la phobique, pour une véritable scène de nature morte (façon Arman ?), où l’entassement-variation de petits objets renvoie à la petitesse quasi poétique du lieu : « Comme il était sur la tablette, le verre à dents de Valentine hérissé de bâtonnets et d’accessoires dentaires formait une nature morte en jouxtant une seconde, celle de la vasque en amande, elle-même touchant la nature morte aux biscottes, la nature morte au réchaud, aux cotons-tiges, au séchoir électrique avec son fil entortillé empiétant sur la nature morte d’à côté, celle à l’éponge, chaque élément comme agrégat d’une nature morte n’en faisant qu’une, à peine éclairée par l’unique prise de lumière de la chambre, une lucarne à bascule offrant une part du ciel, un mouchoir de poche aux nuages. »
Plus loin, ce sera, entre autres portraits à charge, car l’auteur est un maître en la matière, celui du truculent amoureux de Valentine, le néerlandais Joop Van Gennep, « l’accent gros comme un zeppelin doublé d’une lallation tirée de l’enfance, zozotée », hâbleur à grands effets de manche : un modèle de mauvais goût. Ayant fait fortune dans la vente de trèfle à quatre feuilles, il vient de se lancer dans la mise en scène sur estrade du mobilier supposé avoir été utilisé par Van Gogh dans l’auberge Ravoux à Auvers : ce matériel faussement vieilli, est exhibé dans toutes les salles des fêtes équipées du nécessaire de cuisine, salles d’auberges, salles domestiques pour des occasions privées, avec un slogan percutant : « Offrez-vous un dîner à la table de Van Gogh ».
Un art confondant du portrait, donc, mais surtout des trésors de finesse pour nous parler de la relation entre le narrateur et son chien, que ce soit dans leur vie quotidienne ou leur escapade finale, qui donne lieu à toutes sortes de scènes amusantes (Denise dans les rues de Paris, Denise dans le TGV, Denise dans la voiture de location...) ou émouvantes (Denise attendant le cliquetis des clefs annonciateur du retour de sa maîtresse ) et bien sûr à de multiples portraits (voir l’incipit du roman, ci-dessus) où l’auteur s’explique sur le nom qu’il lui donne (alors que sa maîtresse l’a baptisée Athéna) : « Un indéniable féminin dans ses façons, un certain populisme de gueule avec ses permanentes aux oreilles et ses mèches frisottées, l’humilité de son port, l’inné naturel se dégageant de son regard en chandelle, sa brave mine sociable, la candeur de ses placements rapportée à son bel acabit augmenté des filasses subsidiaires dépassant du poil, elle avait tout pour ce nom, du moins à mes yeux j’en conviens, cette idée ne reposant sur rien, c’aurait pu être Brigitte, Natacha ou Mireille mais Denise plutôt. »
Il faut dire que la relation qui se noue entre notre narrateur et cette chienne n’est pas banale.
Elle commence par ce qui s’apparente à un coup de foudre : dès qu’elle le voit, Denise est mystérieusement attirée par ce bipède, alors qu’elle ne l’a jamais vu : « Je les croisai un soir, rue Stanislas, quittant mon service. Athéna me reconnut à six pas, je n’eus pas même le temps de saluer sa maitresse, elle était déjà sur moi, ses deux pattes en appui contre mes épaules, pétulante, sans tarir, cherchant mes joues de son mufle tandis qu’en retrait Valentine semblait s’embrunir de cette fête ».
Et cette énigmatique attirance va se reproduire dans la scène qui suit, au cours de laquelle, à l’occasion d’un pique-nique dans Paris, la chienne va manifester clairement sa préférence pour le narrateur.
Et il n’est pas si fréquent non plus de parler de chien en littérature. Après « L’appel de la forêt » de Jack London, « Mon chien stupide » de John Fante, ou plus proche « Dans la guerre » d’Alice Ferney, Michel Jullien réussit, lui, le tour de force de nous faire ressentir ce que le chien peut ressentir dans son for intérieur.
Et puis bien sûr, il y a le final. En dire trop serait priver le lecteur du plaisir de découvrir ces quelques pages éblouissantes.
Parce que nous sommes dans une nature magnifiée : Michel Jullien, alpiniste accompli, n’a pas son pareil pour nous emmener sur les sentiers du Ventoux. Et le lecteur est emporté ! Le récit monte en puissance au fur et à mesure qu’on s’élève mentalement sur les pas du promeneur et de son chien. En fin observateur, l’auteur sait nous conduire là où il veut.
Dans la montée du Ventoux, on délaissera les cabots qui hurlent à leur passage : « Ils hurlaient en famille, s’en enrouaient, du moins le plus éraillé des quatre donnait le ton sur quoi les autres plaçaient leurs cordes, un rauque voilé, quatre énergumènes ne sachant plus quoi faire de toute leur tête, de tout ce qui n’était pas crocs si bien que leurs yeux tellement secoués laissaient penser au strabisme. »
Non, Denise n’est pas faite de cette eau-là.
Elle serait même plutôt indulgente vis-à-vis de ses congénères, une manière affable à elle d’accueillir leur réaction : « Jamais en une année je n’avais vu Denise s’émouvoir pour une quelconque bête, quand elle en croisait. Tout à l’heure encore aux Bernard, elle avait passé les clôtures sans s’arrêter à la furie des cerbères. Elle ne manifestait aucun intérêt sinon une obscure douceur à l’égard de ses congénères. De son apprentissage à l’école de la cécité, elle avait peut-être raté le probatoire mais elle conservait un fond d’aménité, une retenue vis-à-vis de la gent animale, sans distinction d’espèces ».
L’auteur verserait-il dans le péché d’anthropomorphisme ? Non pas.
Toujours sur la crête, il sait rester du bon côté de la limite, et ne prête jamais à Denise des pensées qui seraient celles des humains.
En témoigne ce passage où la chienne va se laisser déborder par son instinct primitif, et où son maître va enfin l’entendre aboyer, mais un « aboyer, salement, de gorge, le cou loin avec l’œil roulé à chaque décharge, l’échine en herse, la tétanie aux pectoraux mais aussi, la caudale de sa queue qui marquait la cadence d’une heureuse fureur contre le peuple des fuyards ».
Du grand style, donc, du vocabulaire et du bon, du subjonctif et du passé simple, le tout au service de la description d’une relation sensible et plein de finesse.
On ne révèlera pas jusqu’où son instinct conduira Denise. On invitera simplement le lecteur à être témoin d’un face-à-face légendaire, à s’approcher discrètement de la scène finale, à écouter la voix de Michel Jullien nous conter le chant du geai ou nous parler d’un trognon de joubarbe, un « tronc vert cuisine, la tête avec des teintes pamplemousses au départ des plumets ». Puis, on se retirera sur la pointe des pieds, on refermera doucement la quatrième de couverture jaune des éditions Verdier, et on restera un moment l’air vague, le nez en l’air, sans rien dire, en songeant qu’on vient de dénicher un grand styliste.
Lien :
http://www.revue-secousse.fr..