Lire "l'inconsolé" de
Kazuo Ishiguro fût pour moi une expérience singulièrement délicieuse.
Il faut préciser que le roman peut surprendre quant à sa structure et à son synopsis, contraignant souvent beaucoup de lecteurs à l'abandonner à mi-chemin. Quel gâchis! Je vous préviens dès maintenant, tout au long des 900 pages de ce gros volume, l'histoire ne bougera pas d'un cran. Pourquoi alors prendre la peine de faire ce voyage?
Loin d'être une expérience érudite à la "Ulysse" de Joyce, ici, Ishiguro nous propose un livre divertissant, très agréable à lire, où l'absurde se mêle au réel dans une atmosphère continûement onirique, à mi-chemin entre Kafka et le cinéaste
David Lynch. Tout se passe dans une étonnante fluidité, rapides mouvements entre les personnages, les pistes, les itinéraires, les tâches, liens douteux, mémoire brouillée, sentiments d'une délicatesse et d'un réalisme poignants, situations d'urgence, de retard, de danger, tout y est ici, exposé avec une maitrise parfaite dans une écriture très finement étudiée.
L'histoire suit l'arrivée du célèbre pianiste à la renommée internationale monsieur Ryder, dans une ville qui l'attend avec impatience. Tout le monde place alors des espoirs démesurés sur ce talentueux artiste dont la bienveillance et le dévouement sont manifestes. Mais arriverait-il à aider les braves habitants de cette ville? et quel lien les relient à eux exactement?
Quelques conseils pour ceux qui entreprennent de lire ce manuscrit:
1. Si c'est votre premier Ishiguro, je vous conseille de changer de choix. C'est un livre expérimental qui bien que recelant de son génie et des éléments de son écriture reste loin d'être le plus populaire ou le plus accessible et pourrait vous donner une fausse idée sur ses autres ouvrages. Pensez à commencer par "
Les vestiges du jours" , "
Auprès de moi toujours", "
Un artiste du monde flottant"...
2. La lecture est si aisée, ne vous arrêtez jamais au milieu d'un chapitre sinon il perdrait tout son sens, chaque chapitre est conçu d'une manière à s'auto-suffire quelque peu, à avoir cette petite récompense, cette petite histoire, cette situation drolatique ou triste, ou ce détail important.
3. Délectez vous des descriptions, de l'imaginations foisonnantes de l'auteur, de la précision avec laquelle il peint chaque situation, chaque sentiment (cela m'a rappelé un peu
Moravia).
4. Lisez ce livre le plus rapidement possible, ne le laissez pas traîner sur votre table de nuit. Il pourrait se révéler un peu lent par moment, mais la gratification y est aussi, si vous persévérez.
L'incertitude quand à l'identité de Ryder et sa relation avec Sophie et Boris par exemple m'évoque un film du cinéaste iranien Abbas Kiarostami (Copie Conforme, 2010), il faut dire que cela place les échanges sentimentaux et les situations relationnelles à mi-chemin entre le particulier et l'universel. Ryder aurait pu bien être le vrai père (ou beau-père) de Boris, ou encore, en avait-il l'espoir, inconsolé qu'il soit, déraciné, privé de la visite de ses parents même qu'il croyait pourtant évidente. Il est toujours des balancements pareils entre le général et le paticulier qui ajoute outre l'écrasement du protagoniste sous le poids de ses responsabilités sociales dans une atmosphère sordide et déroutante, une autre dimension Kafkaïenne à l'oeuvre, évoquant "Le Procès", qui, dans une certaines mesures, est "la copie conforme" de ce livre (et vice versa, les fans de Kiarostami comprendront).
J'ai été aussi très touché par le fatalisme omniprésent dans ce récit, une forme d'acceptation, tantôt résignée, tantôt dépitée, tantôt sereine, semble se resurgir chaque fois dans le récit, et ce, malgré les promesses, les révoltes, et toute la volonté des personnages à vaincre le destin. Ce dernier semble toujours avoir le dessus, Sur Brodsky qui finit malgré tout dans un semblant d'une institution de rehab, pour Hoffman qui ne réussit jamais à regagner l'amour de sa femme (et à braver cette "coque" dont il parlait", pour Sophie qui perd espoir dans Ryder et encore Mlle Collins qui jette l'éponge et abandonne une fois pour toute l'infimie grain d'espoir en Léo, et même Ryder qui, vers la fin, semble accepter sereinement tout se qui lui arrivait, et entreprendre de continuer de vivre, en dépit de tout. Seul espoir peut-être, celui de Stephan, encore jeune (et c'est ce que dit d'ailleurs Ryder), et qui entreprend toujours de faire mieux. Cela me rappelle un peu le jeune Bébert du "voyage au bout de la nuit de Céline" qui était le seul point d'espoir dans tout ce chef-d'oeuvre de défaitisme et de fatalisme (Parce que, disait Céline, on sait jamais, avec les enfants, il y a toujours de l'espoir... oui oui, je paraphrase, et mal! )
Une autre particularité d'Ishiguro, et en cela, je pense qu'il est un maître incontestable, est sa façon de saisir les malentendus humains. le conflit entre Gustave et sa fille, les dialogues irrités entre Sophie et Ryder, les disputes de couples, dans un mariage, la "force" dont parle madame Hoffman encore et qui l'empêche de renouer avec son mari? son "Elle a compris" à lui... Mon dieu! quelle finesse à capter et à illustrer ainsi des situations communes mais très ardues à saisir.
J'ai adoré aussi la façon avec laquelle les états d'esprit du pianiste sont si soigneusement décrit, l'atmosphère transféré d'une manière quasi-cinématique tout en faisant l'économie du langage.
Je fus ravi d'avoir pu lire ce texte en français, je n'ai rien contre l'anglais mais à feuilleter la version originale, je n'ai pu l'apprécier autant. Enfin, en cela, je crois que je parle de mes idiosyncrasies.
Le roman peut se lire comme une métaphore de la vie, nous passons notre temps à être dépassé, à vouloir tout régler sans jamais rien réussir vraiment et à nous le pardonner vers la fin, et à force d'être déborder à résoudre les soucis des autres nous finiront par oublier les nôtres, complètement, Ryder ne s'est-il pas rappelé de ses parents vers la fin du roman et seulement pour les pleurer?
Un roman sur la fatalité, sur le temps, sur l'amour et la haine, sur le talent et l'ambition, et sur tout ce que la vie aurait de consolateur et d'irrémédiablement passé.