« J'ai grandi avec le portrait de Boumediene accroché au mur du salon. Et aussi sous celui d'un homme barbu, un certain émir Aldelkader… Curieusement, à ces portraits, ma mémoire a collé le jingle de
France Info que Papa écoutait tous les matins. »
«
Un rêve, deux rives », l'ubiquité.
Nadia Henni-Moulaï c'est elle, le fil rouge de ce récit contemporain fragile et si beau. Née en France, ses parents algériens, fratrie écartelée entre deux rives. Croisements et entrelacs, deux pays assignent l'universalité d'une enfance dont Paris est l'assise, la Cité l'embryon. Nous sommes en plongée dans l'idiosyncrasie sociétale, sociologique et politique d'une famille d'immigrés. La vie de
Nadia Henni-Moulaï entremêlée dans celle des origines, dont elle a du mal à extirper son libre-arbitre, sa liberté de conscience et ses convictions. Elle refuse l'une ou l'autre, veut la sienne, celle d'une femme libre, émancipée, sans étiquette sur le front.
« Rien ne finance le sentiment d'appartenance à la République. »
Au fil des pages l'enfant grandit. Elle passe ses premières vacances en Algérie. Son père Ahmed au caractère bien trempé, intransigeant, aimant ses enfants, mais mal, est le maître de la maisonnée. On ressent un homme fougueux battant, croyant, inculquant aux siens, la droiture, la modestie et le respect. Il a des principes, des désirs, des regrets et des secrets enfouis.
« Nous représentons, certainement, l'avenir de l'Algérie aux yeux de Papa et de Tahar. C'est aux petites qu'il faut donner le goût de l'Algérie. Oui ! répondons-nous en choeur. Ils rient. Maman, moins, l'Algérie, elle s'en moque. Tout ce qu'elle veut c'est notre indépendance. »
Cette maman marche toujours sur des oeufs. Elle frôle les murs. Elle surveille, évite les colères, une dépendance à l'ordre établi.
« Elle n'a pas peur de lui. Elle anticipe. »
Le père est de dualité. Il appelle sa famille au téléphone en Algérie. Ses yeux pétillent, sa voix est claire et tremble de joie. Il désire construire une grande maison en Algérie. En France, dans la Cité, c'est un logement exigu, où les uns et les autres instaurent les rituels de la tolérance, et de l'espace pour l'autre avant soi-même.
Nadia Henni-Moulaï ne comprend pas. Elle prend peur. Elle imagine son père bâtir les destins de ses enfants dans cette grande arche ensoleillée à flanc de colline. Émigrés pour les algériens, immigrés pour les français, les identités fracassées, noria d'oiseaux noirs en plein vol. En France, le père a parfois des éclats de bonté, furtifs et apaisants.
« Papa a un rituel qui nous est cher, à nous les petits derniers. Il nous octroie le droit à la télé, chaque samedi soir. »
On s'attache à ce père, il est le Rocher de Sisyphe.
« Notre existence a deux fonctions, le silence et l'exemplarité. Ce jour-là maman est sorti du rôle assigné par Papa, et par la société. L'épouse effacée d'un immigré algérien. Ces gens-là ont connu la guerre et la libération. Ils ne courbent plus l'échine. Pourtant, ils sont silencieux. »
« C'est une paix schizophrénique et muette. »
Nadia Henni-Moulaï est intuitive, cultivée et déterminée. Elle creuse de ses mains les sillons, les voies de traverse. le chemin qui la rendra libre. La Sorbonne, les études, ses capacités d'un mimétisme intransigeant. le modèle : les forces altières de son père, combattant. Dans l'ombre, celui du Front de Libération Nationale. Risquant sa vie dans une France fragmentée, écartelée en proie aux déchirures et aux mouvances racistes.
« Il n'a pas peur. La discrétion chez les Indigènes est une seconde peau. Au contact de l'esprit français, Ahmed s'est imprégné des idéaux républicains. »
«
Un rêve, deux rives » est un kaléidoscope fabuleux, captivant. Prendre le thé avec
Nadia Henni-Moulaï et écouter la vie de son père passerelle entre deux rives.
« L'incantatoire ne survit pas à l'épreuve des actes. le ressentiment n'est pas du côté qu'on imagine. »
Ce livre est la majuscule d'un cahier du jour. D'utilité publique, il remet d'équerre tous les faux-semblants et les aprioris. Brillant. Publié par les majeures Éditions Slatkine & Compagnie.