Check & Mate

- Je ne vais jamais réussir à fermer l'oeil.
- Tu veux une histoire pour t'endormir ? dit-il en caressant mes cheveux au creux de ma nuque. Ça s'appelle Polgar contre Arnand, 1999. Il était une fois e4. Suivi de c5.
Je grogne. Mais j'ai le sourire aux lèvres quand je lui demande :
- Et ensuite ?
- Cavalier en f3. d6. d3.
- Mmm.
Ouais.
- Et après ?
- Cavalier en xd4. Cavalier en f6. Cavalier en c3...
Je m'endors au beau milieu de la partie, (...).

Je sens monter quelque chose qui pourrait bien ressembler à de la colère, et je dois me rappeler qu'elle n'a que quinze ans. Son lobe frontal n'est qu'une boule de pâte à cookie.

- C'est pour un tournoi de charité. Quelqu'un veut qu'on joue ensemble contre... ( ...). Une figure de la tech, apparemment. Minute, c'est pas encore Bill Gates ? demande-t-il à son interlocutrice. Ella, ce type est nul aux échecs. Je ne peux pas faire durer la partie plus d'une minute contre...
(...)
- Pourquoi des gens du milieu de la tech ?
- Parce qu'ils aiment se prendre pour des caïds des échecs , semble-t-il.

Les joueurs brûlent environ six mille calories par jour durant les tournois.

Je vais m'asseoir sur un coin de pelouse, à côté d'un parterre de zinnias entre la vie et la mort. Le New Jersey au mois d'Aôut n'est la destination préférée de personne.

Il plonge ses yeux dans les miens, et je me sens submergée par un sentiment impossible à définir. - Parce que quand je suis avec toi, Mallory, tout est différent. Avec toi, j'ai bien plus envie de jouer que de gagner.

Je crois que tu es plus à l'aise avec les gens quand ils ont besoin de toi que quand tu as besoin d'eux. C'est moins risqué. Moins compliqué pour toi...

Les gens stupides disent des choses qui leur ressemblent.

Je me pince l'arête du nez. Je suis quelqu'un de bien. Je ramasse les ordures de Mme Abebe quand le vent renverse sa poubelle, je souris aux chiens dans les parcs, je ne me moque jamais des gens qui disent "au jour d'aujourd'hui". Je n'ai pas mérité ça.
-Écoute, dis-je en soupirant. Attends-moi là. Ne mange pas ce truc. Je reviens tout de suite.
Je l'aide à se traîner jusqu'au canapé, ses muscles lourds et brûlants contre moi. En moins de dix minutes, je redescends au rez-de-chaussée, dépense l'équivalent du PNB d'un petit pays d'Europe centrale en courses alimentaires à l'épicerie du coin, et remonte chez lui pour le trouver endormi.
Je suis la réincarnation de Mère Teresa. Je suis une sainte.
J'exige mon auréole.

Il me tend la main, mais il a déjà les yeux rivés sur l’échiquier. L’espace d’un instant, je ne comprends plus ce qui se passe, où je suis ni ce que je suis venue faire là. Je ne sais même plus comment je m’appelle.