— Cette eau provient peut-être en effet d’ailleurs. Elle aurait voyagé jusqu’ici de la République tchèque, de Slovaquie, de Roumanie, de Bulgarie… (il susurra d’un air de confidence:) De véritables barbares en matière d’environnement.
Brusquement, Niémans perçut un petit trot, comme dans un rêve. Le chien était tout en muscles, son poil ras luisait sous la bruine. Ses yeux, deux boules de laque sombre, fixaient le policier. Il s'approchait, en dodelinant du derrière. L'officier s'immobilisa. Le chien s'approcha encore, à quelques pas. Sa truffe humide frémissait. Soudain il se mit à grogner. Ses yeux brillèrent. Il avait senti la peur. La peur qui exsudait de l'homme.
Niémans été pétrifié.
Ses membres lui semblaient battus par une force incontenue. Son sang le fuyait par un siphon invisible, quelque part dans son ventre. Le chien aboya, retroussa ses babines. Niémans connnaissait le processus. La peur produisait des molécules olfactives que le chien sentait et qui déclenchaient chez lui crainte et hostilité. La peur engendrait la peur. Le chien aboya puis roula de la gorge, crissa des dents. Le flic dégaina.
-Fais gaffe à toi.
Karim se retourna. L’homme l’observait dans le vent de sel, en retenant la porte vitrée de l’épaule. Sa silhouette était dédoublée par la vitre, dans un reflet mordoré.
-Quoi ? répéta le flic.
-Je dis : fais gaffe à toi. Et ne prends jamais quelqu’un d’autre pour ton ombre.
Karim tenta de sourire :
-Pourquoi ?
L’homme rabaissa sa cagoule.
-Parce que je le sais, je le sens : tu marches entre les morts.
Le premier nous a répondu que la notion de mal était une valeur bourgeoise, qu’il fallait revisiter tout ça sous un angle social et plutôt marxiste. Nous avons laissé tomber avec lui. Le deuxième nous a parlé de frontière et de transgression. Mais il a ajouté que la frontière était en nous... que notre conscience ne cessait de négocier avec un censeur supérieur et... Enfin, on n’a rien compris. Le troisième nous a branchés sur l’absolu et la quête de l’impossible... Il nous a parlé d’expérience mystique, qui pouvait se réaliser dans le bien comme dans le mal, en tant qu’aspiration. Alors... Je... Enfin, on s’en sort pas vraiment, lieutenant..
Un cercueil, c'est comme un pull-over: la marque est à l'intérieur.
Les nuages voyageaient lentement dans le ciel, comme un convoi funéraire parti enterrer le soleil.
Il ne voyait pas quel genre de soleil pouvait éclairer les ténèbres qui emprisonnaient son cœur.
Le commissaire palpa les planches et sentit, sur l'une d'elles, quelque chose de plat, couvert d'une pellicule poisseuse. Il saisit l'objet : c'était un petit cahier à spirale.
Une flambée sous sa chair. Il le feuilleta aussitôt. Toutes les pages étaient couvertes de chiffres minuscules, incompréhensibles. Mais l'une des pages, par-dessus les chiffres, portait une large inscription oblique. Ces lettres semblaient écrites avec du sang. Le trait était d'une telle violence que les mots par endroit avaient crevé le papier. Niémans songea à une colère frénétique, à un geyser rougeoyant. Comme si l'auteur de ces lignes n'avait pu s'empêcher de cracher sa folie en lettres écarlates. Niémans lu :
NOUS SOMMES LES MAÎTRES, NOUS SOMMES LES ESCLAVES
NOUS SOMMES PARTOUT, NOUS SOMMES NULLE PART
NOUS SOMMES LES ARPENTEURS
NOUS MAÎTRISONS LES RIVIÈRES POURPRES
Mais la misère ne choque que les riches.
Les sains d'esprit ont beaucoup plus d'imagination que les vrais déments.