Les Serres sous le Velours Noir prend place dans une « Venise » de la Renaissance. le contexte historique est léché, brossé dans le moindre détail, à tel point que je me suis demandé pourquoi ne pas assumer le choix d'un monde réel plutôt que fictif. Cela tient certainement du fait que Charlène a inventé un panthéon : Dieu devient Déesse, et ses archanges interviennent physiquement parmi les mortels. Même si leur rôle est léger, leur présence est marquée dans le coeur des humains. Éminemment pieux (pas le choix quand tu sais que la Toute-Puissante n'est pas juste un pari), ils ne manquent jamais d'adresser une prière à un archange protecteur, louer leur miséricorde ou guetter les signes divins pour s'assurer de la bonne direction de leurs actions.
Qui dit religion et contexte inspiré de la Renaissance, dit « place de la femme ». Ça tombe bien : c'est le thème principal de ce roman ! Mais on va d'abord parler du reste (histoire de faire mariner les échalotes).
*Premières pages*
Je vais être franc, mon entrée dans ce roman m'a fait peur… J'ai eu peur de ne pas accrocher. J'avais adoré le style, l'intensité et la rigueur de l'autrice sur une autre de ses histoires. J'avais des attentes, j'avais magouillé pour obtenir le roman en avant-première à Mons, donc je voulais aimer !
Et là, je me retrouve face à un univers très dense. Il m'a fallu un petit effort pour remettre les nombreux patronymes de toutes ces familles nobles. Effort qui en vaut totalement la peine !
Le début est plutôt austère. Francesca est au bout de sa life (qui ne le serait pas dans sa situation). Elle perd son frère adoré, elle est envoyée dans le nid de vipères de la capitale, elle ne peut faire confiance à personne, on lui ment parce qu'elle est une femme et qu'on la considère trop fragile pour encaisser, ses seuls alliés lui offrent un soutien risible quand ils ne désertent pas tout simplement, et comble du désarroi : elle doit se marier avec un roturier !
C'est ce qui m'a à la fois dérouté et donné envie de continuer : je n'ai normalement pas d'attirance pour le genre historique, pour les affaires de noblesse, pour les systèmes religieux hyper stricts… Mais cette petite nénette, embourbée dans ses jupons et ses préjugés de classe, pourtant décidée à se battre avec le peu d'armes à sa disposition… ça m'a intrigué.
*Un personnage féminin en béton armé*
Lorsqu'on pense aux tropes « noblesse » et « mariage forcé », on s'attend au cliché de l'héroïne déjà lassée par les défauts de sa classe, qui rêve d'échapper au mariage avec un bon parti dont elle n'est pas amoureuse. Elle veut s'émanciper pour… pour quoi au fait ? On ne le précise jamais. Peu importe, l'essentiel est d'être libre !
Francesca n'est pas du tout comme ça.
Francesca est pleinement consciente de son statut et agit exactement comme on l'attend d'elle. Si elle ne veut pas épouser Brioso, ce n'est pas parce qu'elle ne l'aime pas (enfin, elle ne l'aime pas, mais cette raison intervient en bas de la liste), non elle le dédaigne, car il n'est pas noble.
L'autrice a réussi un tour de force en me faisant aimer un personnage avec une mentalité classiste, pieuse et ne jurant que par les intérêts de sa famille ; aux antipodes de mes valeurs, donc. Cela parce qu'elle a su lui donner une personnalité crédible, attachante et très riche. Francesca a une force de caractère comme j'en ai rarement vu : elle ne peut pas se battre, mais sait parfaitement affûter les mots et la plume. Elle ne peut pas se battre, mais savoure le plaisir de la chasse à travers ses faucons.
C'est tout le potentiel d'évolution qu'on devine en Francesca qui rend l'aventure à ses côtés si intéressante. Parce que ce n'était pas gagné ! Francesca n'a peut-être que 21 ans, mais elle a du vécu, de la maturité, des certitudes, elle connait son devoir et n'a pas l'intention de flancher. Il fallait que l'autrice mette le paquet pour bousculer cette jeune femme.
Je pense très sincèrement qu'il s'agit de la meilleure évolution de personnage que j'ai pu lire depuis… aussi loin que je me souvienne.
*L'enquête*
Iacoppo, le frère de Francesca, est assassiné. L'enquête officielle stagne, les indices sont inexistants et les autorités ne font montre d'aucun zèle, car le premier suspect est le neveu du gouverneur. Si Francesca veut sauver l'honneur de sa famille et obtenir réparation, alors elle devra trouver le coupable par ses propres moyens.
Pour cette raison, la première partie du livre nous montre « du réseautage ». L'idée de faire débarquer
Francesca D une île distante est un parfait prétexte pour nous initier à cette société très codifiée et lui faire rencontrer la haute, en espérant glaner des informations ou des soutiens à chaque évènement.
Certes, le démarrage m'a semblé lent, mais tout est nécessaire pour installer les enjeux, les différents suspects et le cadre aussi complexe que somptueux d'Alba. Par chance, la plume aiguisée de Charlène et son sens formidable du rythme fait que l'on ne ressent aucun temps mort : les évènements s'enchaînent avec fluidité. le mystère, qui s'épaissit à mesure que la liste des suspects s'allonge, nous tient en haleine.
Même si la partie « thriller » n'est pas le propos du livre (je l'ai vue davantage comme un tremplin à l'évolution de Francesca), elle n'en reste pas moins menée de main de maître. Chacun des suspects est probable, sans que pour autant tout colle suffisamment. Il y a juste un indice qui m'a semblé trop évident et m'a mis sur la piste assez vite, mais cela n'a pas gâché mon plaisir, et j'ai quand même continué à douter jusqu'à la révélation.
Ce qui était intéressant, c'était la synergie entre Francesca et les différents alliés qu'elle se constitue (ou perd) au fil de son avancée. Chaque personnage a des accès spécifiques selon son statut : Francesca ne peut se rendre elle-même dans un bordel pour aller interroger des témoins, tout comme sa servante ne pourrait pas aller se rencarder auprès de la signora Giovanelli, soupçonnée d'être au coeur d'une rixe romantique…
Les personnages secondaires ne sont pas laissés sur le carreau, ils ont leur fonction, leur importance, leur moment de gloire (ou de déchéance). J'ai eu un sentiment de complétude très satisfaisant à voir que le roman a exploité chacune des (nombreuses) cartes distribuées en début de partie.
Mention spéciale à Tadeo, le deuxième frère de Francesca, qu'on adore découvrir !
*Les à-côtés*
Finalement, ce que j'ai préféré du livre, c'est tout ce qui se dessine en arrière-plan ou en parallèle de l'enquête : que ce soit l'ambiance de cette « Venise » diablement (ce mot est peut-être mal choisi ahah) bien retranscrite ou la myriade d'évènements, qui peuvent sembler anecdotiques par rapport aux enjeux de l'enquête, mais apportent toujours un symbolisme important.
Je pense notamment aux scènes de chasse, la relation de Francesca avec ses oiseaux qui dresse un parallèle avec sa propre condition. La thématique de la peinture s'impose en fil rouge. L'art est une fenêtre sur le monde et cela n'est jamais aussi vrai que lorsque les peintures d'Enrichetta ouvre les chakras de Francesca. La réf à Judith tuant Holopherne, c'était mon passage banger x)
Et bien sûr, on a la romance. Une (des ?) romance tortueuse, impossible et pourtant tellement intense.
*L'intensité*
Parce que c'est LA raison pour laquelle vous allez aimer
Les Serres sous le Velours Noir : on ne fait pas les choses à moitié. Non, Charlène, elle prend vos émotions, les sublime, les cajole, puis les écrase sauvagement avec un plaisir sadique avant de les soigner. Un vrai tour de montagnes russes.
J'aime d'autant plus le fait que ces émotions sont exacerbées PARCE QU'ELLES sont justement subtiles. Pas besoin de s'étaler mille ans sur les ressentis de untel ou untel : quantité de signifiant passe dans les dialogues ciselés à la perfection, dans les lettres qui peuvent renvoyer les litotes du Cid se rhabiller, dans les gestes et les actes qui valent plus que tous les mots.
C'est un roman qui a su me parler sans me parler directement, qui m'a fait traverser une palette d'émotions parce que le dosage est très bien géré.
*La fin*
Est-ce que je peux vraiment parler de la fin sans spoiler ? On va devoir faire quelques pirouettes…
J'ai aimé la fin, oui. Ce n'était pas du tout celle que j'attendais, en revanche. Arriver un certain moment du livre, je voyais le dénouement logique qui pouvait se profiler et le récit a réussi à en bifurquer assez habilement.
C'est un peu comme dans les jeux vidéo où vous aurez la fin de base si vous tracez comme un bourrin, et la fin bonus (souvent la meilleure fin) si vous prenez le temps d'explorer l'univers. Et ici, Charlène nous offre cette délicieuse « fin cachée ».
*Pourquoi lire
Les Serres sous le Velours Noir ?*
- Un roman féministe, dense et intense
- Des personnages romanesques avec de très belles évolutions
- Un contexte historique maîtrisé et sublimé par l'invention de ce nouveau panthéon
- Un sens du détail et de la métaphore avec le thème de la peinture
- de la romance différente, frustrante, mais délicieuse
- Une enquête satisfaisante qui manie les fils parallèles avec dextérité
- Des scuds épistolaires magnifiques (oui, c'est bonus, cet argument-là)
En conclusion, même si le roman peut sembler difficile de prime abord et qu'on pourrait reprocher au dénouement de traîner en longueur, ces défauts n'en sont pas vraiment, tant ils servent à sublimer les autres (très nombreuses) qualités.
Premier roman de
Charlène Ferlay signé chez Plume Blanche (et on espère que ce ne sera pas le dernier), je ne peux que recommander chaudement ce coup de coeur.