S'il est un territoire que l'histoire a passablement bousculé (et ses habitants avec), c'est bien l'Alsace-Lorraine. Au cours des siècles et des conquêtes, cette région, qui comporte une partie des anciennes régions administratives Alsace et Lorraine, (actuellement incluses dans une entité appelée avec beaucoup d'à-propos Grand-Est – certains remplacent le terme d'à-propos par d'autres vocables plus désobligeants), cette région a été ballottée, tantôt française, tantôt allemande, avec tous les changements que ces changements d'autorisaient imposent : économiques et commerciaux, mais surtout linguistiques et culturels : jusqu'en 1871, la région était française, mais dans la pratique, les gens parlaient autant allemand que français et plus encore ces langues locales qui tenaient un peu des deux premières. C'est un argument que les partisans du rattachement à l'Allemagne avançaient hardiment. La question fut réglée entre 1871 et 1919 quand la France fut obligée de céder à l'ennemi vainqueur ces deux fleurons de notre patrimoine, qui du coup devenaient fleurons du patrimoine germanique.
«
L'Ami Fritz », écrit en 1864, décrit donc une Alsace administrativement française, mais fortement imprégnée de culture allemande. Mieux encore la région où se situe l'action, bien que française, est rattachée à la Bavière toute proche. Fritz se déclare bavarois et les vieux briscards de l'Empire rencontrés dans les rues se font traiter de Frantzosen.. Ce qui n'empêche pas la vie de s'écouler paisible et heureuse.
Un qui est paisible et heureux, c'est Fritz. Fritz Kobus, rentier, amateur de bon vin et de bonne chère, sans aucun souci de santé ni de fortune, vivrait un véritable paradis si son célibat prolongé n'excitait pas l'imagination de toutes les femmes et filles à marier du pays, et aussi des « marieurs » au premier rang duquel son ami le rabbin David Sichel.
L'Ami Fritz, moi, il me fait penser à l'ami Franz (Schubert, zut, voilà l'origine de mon pseudo dévoilée) : dans ses schubertiades, l'ami Franz ne vit que de bon vin de bonne chère, d'amitié… et de musique ?
L'Ami Fritz aussi aime la musique, son ami bohémien Iôsef vient souvent le régaler avec son violon tzigane. Les filles, très peu pour lui. Mais il en est en Alsace comme partout ailleurs, rien ne se passe comme prévu, et la charmante Suzel, fille de son métayer, va venir bousculer toutes ses certitudes…
Alors oui, bien sûr, c'est plein de bons sentiments, c'est terriblement démodé, c'est illisible pour l'homme et la femme du XXIème siècle, je suis tout à fait d'accord… Mais qu'est-ce que ça fait du bien de se reposer l'esprit avec un sain dépaysement dans un passé, révolu certes, mais terriblement attachant (eh, quelque part c'est le nôtre aussi, même si on n'est pas alsacien !), quel bonheur de savourer une langue légère et fluide, très « couleur locale » (ce qui donne un chouette cachet d'authenticité au récit), de voir évoluer ces personnages directement issus des images d'Epinal (les Vosges, c'est juste à côté), de participer quasi « in vivo » aux agapes de ces épicuriens…
Erckmann-Chatrian, l'auteur bicéphale de ce chef-d'oeuvre, est l'association de deux auteurs :
Emile Erckmann (1822-1899) et
Alexandre Chatrian (1826-1890). Pendant plusieurs décennies ils se sont faits les chantres de cette région, à travers plusieurs romans dont certains ont traversé le temps. Avec «
l'Ami Fritz » (1864) leur plus grand succès, nous pouvons encore lire avec jubilation : «
L'Invasion ou le fou Yégof » (1862), « Les Contes du bord du Rhin » (1862) « Madame Thérèse » (1863) « L'
Histoire d'un conscrit de 1813 » (1864) et sa suite «
Waterloo » (1864) et bien d'autres …
Comme
Jules Verne,
Hector Malot ou la
Comtesse de Ségur,
Erckmann-Chatrian est en exposition dans un musée. L'entrée est gratuite ; quand on entre on sait à peu près ce qu'on va trouver, mais on ne sait pas quand on va ressortir. On sait en tous cas qu'on ressortira ragaillardi et confiant dans l'avenir…
L'exposition est permanente, et ne risque pas de prendre fin dans les prochaines années…