J'ai eu un véritable coup de coeur pour @
Les dévastés que j'ai lu d'une traite et puis relu encore une fois. Tellement émue par l'écriture de @
Théodora Dimova et les sujets qu'elle traite, j'ai acheté et dévoré @Les
mères dans la foulée. Pour écrire la critique du roman @
Les dévastés, cela a en revanche été un processus très long. Je connais la Hongrie depuis toute petite, une amitié de famille, des amis comme une famille. Mes parents, mon frère et moi allions passer à Siofok, au bord du lac Balaton presque tous les étés. J'étais toujours fourrée avec Istvan, du même âge que moi. Nous sommes toujours comme des cousins.
Nos vacances à Siofok, c'était à la fin des années 60 et pendant les années 70. J'étais là-bas la plus heureuse des petites filles. Maria et Zsiga, respectivement pédiatre et gynéco-obstétricien n'avaient pas de fille et je me sentais comme leur petite princesse. Maria avait étudié le français. Son mari et elle étaient issus d'un milieu bourgeois et intellectuel. Leurs amis aussi. Je ne me posais pas de questions. J'adorais me baigner. Zsiga m'appelait « mon petit poisson » ! Jouer avec Istvan et les autres. C'était le bonheur. Cependant, pensant être à l'abri de l'indiscrétion des enfants, j'avais surpris à plusieurs reprises des discussions auxquelles je ne comprenais pas grand-chose. Des moments où les adultes chuchotaient. Il y avait de la peur. Il était question d'amis qui n'étaient plus là où n'auraient pas dû être là ? On pouvait les voir se serrer fort dans les bras. Parfois, les larmes coulaient. Dans ces cas-là, nous étions comme des petites souris et nous filions. On m'avait expliqué que des biens avaient été pris à la famille de nos amis, que c'était compliqué pour les Hongrois de sortir de leur pays. J'ai connu le rideau de fer. J'ai rangé dans ma valise des livres d'auteurs interdits en Hongrie. Je « ressentais » les malaises, j'étais si triste pour eux et si heureuse lorsqu'ils ont pu venir pour la première fois en France (au départ, seulement Maria et Istvan, pas la famille en entier) mais ce n'est que plus tard que j'ai réellement compris la douleur cachée des parents d'Istvan, de leurs parents et de leurs amis. L'histoire de leurs familles. Leur liberté confisquée. Longtemps, je n'avais vu que la chaleur de nos amitiés. J'étais à Budapest. A Miskolc. Sur un cheval dans la Puszta. Près du Balaton. Avec Istu. Je voyais son sourire. Je ne voulais de toute façon voir que leurs sourires. Leurs sourires à tous. Je vivais au présent. Et mon présent avec « ma famille hongroise », il ne pouvait qu'être beau, lisse, lumineux. Un jour, Istvan et moi parlions de cette époque de notre enfance et adolescence, lorsque la Hongrie était toujours un pays satellite de l'ex URSS. Il m'a dit alors que pour décrire son pays de ces années-là, c'était le mot « gris » qui lui venait à l'esprit. Il m'a demandé si je me souvenais de cette absence de couleurs Et je lui ai répondu « non ». Non, à cette époque-là, son pays ne m'apparaissait pas du tout comme ça.
Alors, même si la Hongrie n'est pas la Bulgarie, le processus soviétique a été le même, la douleur partagée, les secrets bien gardés, les mensonges de familles fracassées et des générations marquées.
Emotionnellement, il a fallu que je prenne du recul pour pouvoir écrire une critique de cette merveille de roman, @
Les dévastés. Ma critique, dont je ne suis pas contente (trop longue, trop semblable à un résumé), la voici :
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Les dévastés. Qui n'aurait pu être dévasté à ce moment précis de l'histoire de la Bulgarie alors que tant de vies basculaient dans le cauchemar ? La grande épuration de masse fera des milliers de victimes. Dans son roman, au titre si éloquent et à la couverture tellement expressive, @
Théodora Dimova s'attache à leur rendre un hommage particulier et bouleversant. Elle part d'un terrible événement qui a eu lieu à Boliarovo : 147 hommes arrêtés, emprisonnés, jugés par un Tribunal populaire et… fusillés en 1945.
Soutenus par l'armée russe, les communistes bulgares étaient arrivés au pouvoir. Les purges démarraient, arrestations aléatoires et justice expéditive.
Au 21ème siècle, les victimes du communisme sont officiellement reconnues mais en toute discrétion, comme devaient l'être les exactions de leurs bourreaux. A l'écart des représentants de l'Etat. Voudrait-on aussi que cela soit à l'écart de la population ? @
Théodora Dimova ne veut pas que la Bulgarie perde la mémoire. Alors, dans son roman @
Les Dévastés, elle réussit, avec une justesse inouïe et un talent littéraire immense et singulier, à extirper son pays d'une amnésie forcée. L'amnésie d'un pan de l'histoire aux conséquences terriblement douloureuses et dont les Bulgares portent les stigmates génération après génération.
Les quatre chapitres du roman portent des prénoms de femmes. C'est déjà dire leur importance.
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Les dévastés s'ouvre sur le chapitre Raïna.
Raïna erre dans son appartement. Après l'arrestation et plusieurs mois d'emprisonnement, son mari, Nikola, va être exécuté. Alors, pour ne pas devenir folle, elle lui parle. En silence pour ne pas réveiller les enfants. Nostalgie. Passé. Présent. Bonheur. Détresse. Et dans son monologue, Raïna répète sans cesse le prénom de son amour, Nikola. Nikola, Nikola. Comme une litanie. Presque à chaque phrase, Nikola. Nikola encore et toujours pour ne pas le quitter. Nikola pour sentir sa main dans la sienne. Nikola pour ne pas laisser de place à la mort.
La famille vit à Sofia mais passe les jours trop chauds à Boliarovo, destination prisée des riches sofiotes. Nikola est un écrivain et éditeur admiré, courtisé. Un fleuron de l'élite intellectuelle. Mais en dépit d'une vie mondaine et intellectuelle qui se poursuit encore, la guerre est là et Raïna sait que le danger est imminent. Elle voudrait quitter la Bulgarie. Nikola refuse. Il lui propose de partir seule avec les enfants. C'est impossible pour Raïna. Jamais elle n'abandonnera Nikola.
Jusqu'au bout elle sera là. Nikola ignorera le si douloureux sacrifice consenti par sa femme afin qu'il ne soit plus torturé jusqu'à son exécution.
Et toujours, Raïna s'en voudra de ne pas avoir su trouver les mots pour convaincre Nikola de la nécessité d'un exil. A elle la culpabilité quand, comme toutes les autres femmes, elle ne faisait que subir les conséquences des décisions prises par les hommes.
Le chapitre suivant se nomme Ekaterina, une jeune femme enseignant la littérature. Mina, son époux, prêtre orthodoxe, est exécuté le même jour que Nikola. Des bruits couraient concernant les persécutions des gens d'Eglise. L'angoisse se diffusait partout. Or, Mina, comme Nikola, ne voulait pas y croire.
Pour ce chapitre si émouvant, @
Théodora Dimova a choisi la forme épistolaire. Ekaterina, gravement malade, sait qu'elle va mourir et elle écrit une lettre à ces enfants afin qu'ils puissent savoir, lorsqu'ils en auront l'âge, qui était leur père et qui elle était. Après la mort de Mina, la famille a été déportée à la campagne, chez des logeurs sommés d'accueillir ces femmes et enfants de traîtres et ils vont vivre dans des conditions misérables.
La lettre d'Ekaterina est absolument déchirante dans la façon qu'elle a de s'adresser à ses enfants, de les observer tandis qu'elle leur écrit, sachant le peu de temps qu'il lui reste pour les aimer. Comment trouve-t-elle la force pour décrire leur père, leur dire ce qu'il attendrait d'eux, leur donner les pièces manquantes du puzzle de l'histoire de leur famille ? Elle exhorte ses fils à quitter la Bulgarie où ils seront toujours persécutés, coupables de ce que leur père était. Leur réflexion (elle transmet la parole de Mina) doit exclure la haine de ceux qui ont fait exploser leur vie. Il est nécessaire de comprendre et afin qu'ils s'en prémunissent, elle leur explique la stratégie des communistes.
Le troisième chapitre porte le nom de Viktoria et Magdalena. Il prend la forme d'un récit. le mari de Viktoria, Boris, fait partie lui aussi de ces hommes fusillés en cette nuit glaciale de février 45. Nikola, Mina et Boris partageaient la même cellule. Sans s'être vues, les familles se connaissaient comme elles connaissaient, de façon différente, les trois jeunes hommes ayant procédé à l'arrestation de leur mari, comme elles avaient attendu et cherché avec toutes les autres veuves, la fosse commune où leurs hommes fusillés avaient été jetés, comme elles avaient allumé des bougies et chanté. Un grand moment d'hommage à leurs hommes. Un grand moment de communion. Une immense dignité tenant ces veuves, les pieds plantés dans la boue du cimetière.
Boris est entrepreneur. La coopérative qu'il a créée et étendue lui rapporte beaucoup d'argent. Sa femme et lui vivent dans l'opulence. Viktoria a connu Paris, ses peintres, ses auteurs. Elle émaille ses conversations de phrases en français. Elle aime le piano et en joue fort bien, en dépit de l'indifférence de son mari à cet égard comme à d'autres. Elle ne peut enfanter et, le hasard faisant bien les choses, voici qu'elle va trouver à sa porte une petite Magdalena, toute propre et déjà baptisée. Viktoria en est folle. Ne trouvant pas sa mère biologique, le couple va adopter Magdalena mais cette adoption doit rester un secret. Lorsque son mari est arrêté, huit ans plus tard, la vie de Viktoria s'effondre comme se sont effondrées les vies de Raïna et d'Ekaterina. Elle ne joue même plus avec Magdalena. Comme Ekaterina, elle va être déportée à la campagne. Les conditions de vie sont identiques. Viktoria fera des ménages puis sera engagée dans une briqueterie. Elle va noyer son chagrin dans l'alcool. Magdalena fera les frais de son alcoolisme. le soir, ivre, Viktoria parle. Magdalena a compris que si elle cessait de poser des questions, les logorrhées de sa
mère seraient moins pénibles et moins longues. Elle se demande si ce que sa mère raconte relève de son imagination ou pas.
Dans ce chapitre figure un passage écrit bien plus tard par Magdalena. C'est à la fois joli et absolument terrible. Les femmes de @
Théodora Dimova sont pleines de ressources et de courage. En l'occurrence, Magdalena parle de ses souvenirs comme s'ils appartenaient à quelqu'un d'autre qu'elle. « On » lui a grignoté, dit-elle, cinquante ans de sa vie et elle est passée directement du statut d'enfant à celui de femme de plus de soixante ans. Pour des raisons administratives, elle n'a pu retourner à Sofia qu'en 1990. Et c'est alors que sa vie a commencé…
Durant ces trois chapitres, nous vivons les arrestations des maris. Toujours par les mêmes trois jeunes communistes. Vassa a été sorti de prison en jouant la carte de la politique alors qu'il purgeait une peine pour avoir égorgé sa petite amie. Yordann est un enfant adultérin, à la vie misérable, un jeune empli d'aigreur et de haine. Anguel est le seul des trois à être là pour des raisons idéologiques. Il lit, il réfléchit. Et il n'est plus si sûr de lui. Il voit bien comment, au nom de la politique, des comptes personnels se règlent, il voit tous ces petits arrangements sordides et il se pose de plus en plus de question sur son « sale boulot » qui lui paraissait avant comme un mal nécessaire pour construire une société idéale. Il doute, Anguel, de plus en plus.
Le dernier chapitre, Alexandra, vingt ans plus tard, nous font retrouver Raïna, sa fille Siya et sa petite-fille, Alexandra (de la même génération que @
Théodora Dimova).
Au tout début du chapitre, Alexandra a cinq ans. Entourée de personnes en deuil qui ne lui parlent pas, elle, elle sait bien que son père et mort. Tout le monde veut le lui cacher. Elle en est blessée. Déjà, cette petite fille que nous retrouvons juste après adulte nous fend le coeur. Son enfance a été d'une tristesse inouïe.
Un an après le décès de Mikhaïl, son père, elle emménage avec sa grand-mère, Raïna dans un grand appartement sinistre. Un appartement prévu par son père mais où Siya, sa mère, refuse de s'installer au motif que la ressemblance d'Alexandra avec son père lui fait trop mal. Siya va habiter dans l'atelier de peintre de son mari.
Les couleurs, dans ce chapitre où l'art de peindre est si important, sont constamment présentes.
Pour Alexandra, à cette époque de sa vie de petite fille, les couleurs n'existent qu'à Boliarovo où sa grand-mère l'emmène de temps à autre. Raïna lui montre son ancienne maison. Elles partent ensuite pique-niquer dans la forêt et c'est comme une bouffée d'oxygène, c'est comme reprendre vie. Les joues d'Alexandra sont moins pâles. Raïna et elle rentrent à Sofia avec des bouquets de feuilles. Cela semble pour Raïna un pèlerinage qui, bien que la faisant passer pour une folle, à regarder comme elle le fait sa maison, la relève, allège ses souffrances et pour Alexandra, c'est de la santé mentale et physique qu'elle aspire à grandes goulées.
Sinon, la vie à Sofia n'est que « silence assourdissant », oxymore résumant la terrible vie de cette petite fille ; heures mortes ; vie sans couleurs. Alexandra est totalement dévouée à sa grand-mère. Elle l'écoute mais elle voudrait savoir pourquoi son grand-père a été fusillé, pourquoi on dit que son père a été tué, son coeur éclaté. Quelles images terribles pour une enfant.
Alexandra pense être une malédiction et elle est pour moi le personnage le plus attachant. Comment se relever lorsque tant de mensonges, de non-dits, de cruauté aussi pèsent sur une vie d'enfant ? Elle pense être responsable de la peine des adultes. Elle pense être responsable de sa ressemblance avec son père. Elle voudrait tout faire pour éviter la souffrance de sa mère. Elle fait tout pour ne pas exister. « Mon coeur ne parvient pas à éclater, maman, malgré tous mes efforts. » Ces mots ont brisé mon coeur de lectrice. Alexandra porte tout le poids des culpabilités accumulées et elle pense réellement empêcher sa mère de vivre. C'est terrible.
Durant des années, elle croira que la vie n'a de frontières que celles qu'elle connaît, circonscrites à sa triste vie quotidienne. Puis elle se rendra compte que d'autres mondes existent. La peinture la rapprochera de son défunt père et elle comprendra comment les incohérences du Parti, les humiliations infligées, son expression artistique bridée l'ont tué.
Alexandra s'occupera de Raïna, sa grand-mère, jusqu'à sa mort. Entre cette mort imminente et l'espèce de folie qui habite la vieille femme, Alexandra recueillera des bribes de l'histoire familiale. C'est bouleversant et grâce à Alexandra, Raïna pourra mourir, l'air apaisé, dans ses bras.
@
Les Dévastés est un roman qui m'a touchée au plus profond de moi-même. On ne lit pas souvent des romans d'une telle intensité. le talent d'écrivaine de @
Théodora Dimova. Sa façon de trouver des tonalités différentes pour chaque chapitre et d'assurer une cohérence parfaite à l'ouvrage m'a bluffée. Ces longues phrases sans ponctuation qui nous oppressent comme l'ont été ces femmes. On se sent à leurs côtés, à chaque époque, dans les moindres détails.
Les femmes de ce roman @
Les Dévastés, ces familles sont uniques et en même temps représentatives de toutes les victimes du communisme en Bulgarie. Elles sont LES victimes et viennent combler les blancs d'une histoire que l'on réécrit toujours en chassant ce qui encombre. @Théodora redonne mémoire et dignité, non seulement aux victimes du communisme mais à tout son pays. Chacun sait bien que rien ne peut se construire sur les secrets, les mensonges, les non-dits. Les femmes sont représentées dans tout ce qu'elles peuvent donner de plus fort. Elles sont dignes et courageuses. Vraiment, @
Les Dévastés est un livre nécessaire. Et quelle magistrale écriture. Nous avons envie de la lire, encore et encore. Et c'est tellement précieux. Merci pour la grande écrivaine que vous êtes, @
Théodora Dimova et merci aussi à votre traductrice,
Marie Vrinat. Merci infiniment à BABELIO de nous permettre de découvrir de telles pépites et de nous ouvrir à une autre littérature. Et bien sûr, merci aux @Editions des Syrtes