Quoiqu'y invite l'exergue, il aurait fallu ne pas lire Mon nom est rouge d'
Orhan Pamuk. Garder un souvenir enchanteur de
la septième fonction du langage n'est pas très indiqué non plus. Enfin, si l'on peut éviter d'avoir eu trop récemment dans l'oreille le phrasé, les brillantes machinations, l'élégance des Liaisons dangereuses, cette lecture de
Perspective(s) n'en sera que plus aisée.
Enumérer de telles précautions en prémices est navrant car cela suppose d'une part que ce roman a besoin d'une mise en garde et d'autre part que le livre n'est pas à la hauteur des illustres précédents dont il se targue.
Mais il serait injuste tant de nier la pertinence de ce conseil que d'agonir d'insultes celle qui le formule. Je ne suis après tout que le messager d'une réalité désagréable : ce livre est à moitié réussi.
C'est un roman ayant pour cadre l'Italie à feu et à sang de 1557, quelques années seulement après que Lorenzo a assassiné le duc de Florence en pure perte. Les Républicains ont fui la ville. Côme de Médicis perpétue le pouvoir autoritaire de son prédécesseur. La France revendique l'héritage italien de sa reine Catherine de Médicis, le Pape est allié aux rigoristes et puissants Espagnols tandis que Florence continue de bruisser de complots, d'assassinats et de projets artistiques grandioses. La trame aura déjà servi les plus grandes plumes et fourni de nombreux drames romantiques.
Difficile donc de faire un arrière-plan historique plus chargé d'événements entremêlés, de références littéraires plus illustres et
Laurent Binet est sacrément culotté de s'essayer à laisser sa patte après
Musset, Hugo, Dumas. En outre, parler à la place de
Michel-Ange, Côme de Médicis, la Reine de France, il fallait oser. Et comme si cela ne suffisait pas à monter les enchères, Binet met son texte sous le patronage de
Pamuk, lequel a pris le cadre de l'empire ottoman, quelques années seulement après
Perspective(s), pour nous livrer une intrigue policière sur fond de rivalités entre ateliers d'artistes et problèmes de représentation. Ce faisant,
Laurent Binet s'est condamné à un niveau d'exigence, d'érudition, d'intelligence qui fait frémir. Décider de faire de son livre un polar et de lui donner la forme d'un roman épistolaire, convoquant nécessairement
Choderlos de Laclos au-dessus de son berceau, peut alors s'interpréter comme une gageure supplémentaire, le geste au panache désespéré de qui n'est plus à cela près.
Reste que le résultat n'est pas à la hauteur des (gigantesques) attentes. Malgré le paratexte idoine qui nous raconte la liasse de lettres retrouvées par hasard, traduites et mises à disposition du lecteur par un anonyme B., malgré la carte d'Italie retraçant pédagogiquement les enjeux politico-militaires du moment, malgré mon goût pour l'aventure et mon envie d'être emportée, je n'y ai jamais cru. Que Catherine de Médicis écrive « Mais je vous sais fait d'un autre métal » et non « je vous sais d'un autre alliage », qu'elle invite son complice à « imprimer des copies » d'une toile, que sa nièce Maria s'exclame « C'est formidable ce que peuvent les mots écrits », qu'un épistolier concède un « bien sûr » ne m'a pas aidée à me plonger dans ce 16e siècle de fiction. Ca et là, des indicatifs là où la couleur locale aurait invité au subjonctif. Et mille autres détails dissonants qui n'ont cessé de grincer à mon oreille.
Jusqu'à un point de saturation qui a cristallisé dans mon esprit une autre hypothèse. Et si c'était une parodie ? A ce compte, les commentaires sportifs de Cellini à propos des équipes pratiquant l'ancêtre du football ne sont plus maladroits mais deviennent amusants. Les personnages qui, après une gueule de bois, ne peuvent rassembler trois neurones puisque le terme n'existe pas mais se contentent « de rassembler le peu d'atomes qui [leur] restent » ressemblent ces Assurancetourix, Aplusbégalix, Diagnostix inventés par Goscinny, autant d'anachronismes rieurs et assumés.
Tirant ce fil, je me suis amusée du style administratif des rapports de Vasari au Duc. Je me suis même à peine étouffée quand Catherine de Médicis a qualifié de « gothique » je ne sais plus quelle nouvelle. J'ai accepté que Maria soit une très pâle, très sotte et très falote copie de Sophie de Volanges, laquelle n'est déjà pas bien épaisse.
Finalement, ce bouquin, ce serait un peu la
Marie-Antoinette de
Sofia Coppola à la sauce Binet. La même distance ironique et moderne anime le style, on fait mine de se déguiser en personnages historiques pour s'en amuser. On prend le décalage de l'Histoire pour se moquer de notre présent. Mais où sont les converses et les macarons ? A ce compte, la scène dans la coupole du dôme avec Strozzi a tout du clin d'oeil aux innombrables course-poursuite sur les toits dans les films d'aventures. Et je verrais bien
Alain Chabat, et
Christian Clavier dans une adaptation cinématographique avec effets spéciaux sur incrustés pour la scène de l'arbalète. Itineris, je ne vous capte plus…
Mais pourquoi
Pamuk alors ? Pourquoi coder l'attente du lecteur de tous ces impressionnants palimpsestes ? Pastiche plaisant ou ambition démesurée ?
Perspective(s) n'est pas bon parce qu'il n'assume pleinement aucune de ces deux hypothèses. Faute de talent ou d'audace, il reste au milieu du gué, et moi avec.