"The Sound of Silence"
Le silence pour laisser les notes flotter...
"Certains compositeurs affirment que la musique se trouve entre les notes."
La musique a été le seul moment de communion entre le narrateur et son père aujourd'hui décédé.
Il éprouve du ressentiment envers ce père trop silencieux. Un père étranger, exilé de sa terre natale mais surtout exilé de sa propre famille.
Une famille qu'il estime avoir trahie par un silence impardonnable lors du décès accidentel de son frère.
Le narrateur est à présent devenu un pianiste de renommée internationale. Il a pris ses distances avec ses proches. Loin des yeux, loin du coeur.
Le décès de son père l'oblige à revenir à Trappes. Il s'y rend à contrecoeur pour y effectuer les formalités d'usage.
En débarrassant les affaires de son appartement, il découvre une enveloppe contenant de nombreuses cassettes audio. En les écoutant, il s'aperçoit que c'est l'histoire de son père qui défile.Toute une vie d'immigré qui resurgit du passé et qui l'emmenera à parcourir la France du nord au sud pour enquêter sur un père différent de ce qu'il imaginait..et finalement comprendre le sens de ses silences...
Un style sobre pour évoquer tout en pudeur une relation entre un père et son fils rendue difficile par les non-dits et les malentendus. Des silences qui nourrissent l'imaginaire et modèlent la réalité.
Ce roman émouvant nous invite à écouter plus attentivement ces silences qui en disent parfois beaucoup.
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Lorsqu'Amine intègre le Berkley College, dans le cadre d'un programme d'échange entre conservatoires de banlieue et grandes écoles américaines, il s'est juré de ne jamais revenir. Et il a tenu parole. Vingt-deux ans qu'il n'a pas revu son père, ni la cité de Trappes, croisant, en de rares occasions, ses soeurs, lors de concerts qu'il donnait à Paris. Mais, en ce mois d'avril 2022, son père décède, à l'âge de 84 ans. Un père absent, silencieux, qui s'est toujours tenu à l'écart de la vie et de sa famille. Pour faire plaisir à ses soeurs, Amine revient sur les lieux de son enfance pour quelques jours. Assister à l'enterrement puis les aider à trier ses affaires et vider son appartement. C'est là qu'il découvre, entre le coffrage et le sabot de la baignoire, une enveloppe contenant une quarantaine de cassettes audio, mentionnant chacune une année et un lieu. du magnétophone s'échappe alors une voix chaude et profonde, celle de son père s'adressant à son propre père...
Ce père taiseux, devenu un étranger, Amine, aujourd'hui pianiste de renommée internationale, va peu à peu le découvrir à travers ces bandes magnétiques. Grâce au son de cette voix chaude, méconnue à ses oreilles, va se dessiner le portrait d'un homme qui aura sacrifié une partie de sa vie. Immigré en France, pendant les Trente Glorieuses, pour y travailler, ce père, comme tant d'autres, a dû quitter son pays et sa famille, renoncer à ses rêves pour tenter d'aider au mieux ses propres enfants à réaliser les leurs et à leur offrir un avenir meilleur. C'est un choc pour Amine d'entendre ces révélations, loin de se douter de ce que son père a subi, a supporté, a sacrifié et laissé. Tous ces silences entre eux prennent alors tout leur sens. Comme un travail de mémoire et pour rendre hommage à son père, Amine va se lancer sur les traces de ce passé, un passé ignoré parce que tenu au secret. À travers le personnage d'Amine et de son père, Rachid Benzine dépeint, avec justesse, intelligence et beaucoup d'émotions, le sort de ces immigrés et de ces enfants d'immigrés, partagés entre cette volonté de perpétuer la mémoire et celle de s'intégrer dans un pays qui les aura vu naître. Un roman fort, intense et tout en pudeur...
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Rachid Benzine rend justice à l’un de ces immigrés marocains qui, après-guerre, furent en France les ouvriers des soi-disant Trente Glorieuses. Documentaire de glace et romanesque de feu, quand la vie non dite ce père singularise et bouleverse la mémoire.
Lire la critique sur le site : LesInrocks
La veille de l'enterrement, mes soeurs m'ont informé qu'étant le seul garçon de la fratrie, il fallait que je m'occupe de sa toilette rituelle. J'ai pensé sauter dans un train. Disparaître à jamais. L'employé des pompes funèbres m'a tendu un fascicule, pareil à ceux qu'on glisse dans les boîtes aux lettres pour vanter des vacances de ski. Dessus, il avait écrit au stylo-bille l'horaire prévu. Il avait également entouré la partie qui résumait le déroulement de la toilette mortuaire et la mise en linceul, comme pour souligner à quel point j'étais ignorant.
Mon père, lui, n'a jamais quitté les coulisses. Il se tient là, sans dire un mot. Si je m'efforce de l'entendre, de faire résonner sa voix dans ma mémoire, aucun son, aucune intonation. (...). Ma mère était sa voix. Elle parlait pour lui, lisait au travers de ses non-dits, comprenait ses soupirs. On dit que c'est ça, l'amour. Je crois plutôt que c'était de la lâcheté. Une amputation volontaire, un choix- celui d'être assisté.
Un jour, après le conservatoire, je me souviens, il pleuvait des cordes. Je m’étais précipité dans le bus avec mes camarades. Mon père s’y trouvait déjà, monté à un arrêt précédent, il rentrait du travail. En me voyant, il avait baissé la tête et était descendu à l’arrêt suivant, si loin de notre cité. À travers la vitre, je l’avais vu marcher le long de la voie du bus remontant le col de sa veste. Une heure plus tard, il était arrivé trempé à la maison. Je n’avais pas su ni même lui demander pourquoi il était descendu. Mon père redoutait que sa seule présence me fasse honte devant mes amis musiciens. « Je ne suis pas assez bien pour lui et la vie qu’il doit mener », voilà sans doute ce qu’il s’était dit.
(p.108-9)
Et tu sais pourquoi les jeunes, ils ne connaissent plus ces histoires ? Parce que les vieux comme ton père ils ont voulu que toutes les souffrances, tous ce qu'ils ont subi, s'arrêtent avec eux. Ils voulaient vous en préserver. Pour que vous soyez libres de réussir votre vie, sans rancœur, sans amertume. Parce que même s'ils n'ont vécu qu'une existence très modeste, ils n'aspiraient pas à autre chose pour eux-mêmes. C'est pour vous qu'ils ont tout sacrifié. La réussite de leur exil ce n'est pas la leur, c’est celle de votre génération. Cette mémoire à transmettre, c’est pas pour nous mais pour les autres.
(p.63)
(Les premières pages du livre)
Le pianiste est penché sur son clavier. Ses bras tombent sur l’instrument, épuisé, comme vaincu. Ses mains sont cachées par l’immense piano. Dans la salle de concerts de l’Opéra de Cologne, l’auditoire reconnaît les notes de la sonnerie annonçant habituellement le début d’un concert. Le silence se fait. Ce n’est pourtant pas l’avertissement mais le concert lui-même qui débute. L’improvisation durera une heure et six minutes.
Keith Jarrett n’avait pas dormi.
La veille, il était à Lausanne. Dans la voiture et traversant la nuit la Suisse et l’Allemagne, il n’a pas pu trouver le sommeil. Il a bien tenté, allongé sur la banquette arrière. Les nerfs à vif, il n’a pu s’endormir. Il se souvient de ces lumières orangées dans l’obscurité, le long de la route et sous les tunnels, comme une veilleuse dans une chambre d’enfant. Le chauffeur baissait parfois la vitre, s’y engouffrait l’air froid du mois de janvier.
Le vieux Bösendorfer sur lequel il doit jouer ce soir, il l’a découvert en fin de matinée. Le piano ne lui plaît pas. Il sonne comme un mauvais clavecin. Il ne fait pourtant pas une scène. Il a horreur des crises. Autant, peut-être, que du ridicule à jouer sur un piano désaccordé. Alors, il s’en accommode. Sans rien dire, il ruse. Les aigus résonnent, stridents, ce sont des aiguilles qui l’agacent, et il s’en écarte, évitant les notes les plus à sa droite. C’est au milieu du clavier que ses mains improviseront, avec quelques escapades vers sa gauche, usant les graves et leur lourdeur, pour créer une suite d’ostinatos entêtants.
La cassette du concert, je l’entends encore. Les bruits de l’audience dans la salle, et la voix de Keith Jarrett, comme Glenn Gould, chantant parfois par-dessus les notes. Il faut, pour l’entendre, monter le son. Je revois le salon de notre appartement. Les fenêtres grandes ouvertes du onzième étage d’une tour de la cité. Un après-midi de juillet. Je me souviens du silence, et si je ferme les yeux je revois mon père dans son fauteuil.
I
TRAPPES
2022
1
Avant d’entrer sur scène, je m’isole pour mieux me concentrer. Mon père, lui, n’a jamais quitté les coulisses. Il se tient là, sans dire un mot. Si je m’efforce de l’entendre, de faire résonner sa voix dans ma mémoire, aucun son, aucune intonation. Pas même une expression. Aucun mot du pays, de Basmala – rien. Ma mère était sa voix. Elle parlait pour lui, lisait au travers de ses non-dits, comprenait ses soupirs. On dit que c’est ça, l’amour. Je crois plutôt que c’était de la lâcheté. Une amputation volontaire, un choix – celui d’être assisté. Laisser à d’autres la parole, le bruit, le brouhaha, les ordres et les mots doux. Leur laisser les chants et les berceuses, car lui avait le silence et l’amertume. À lui la possibilité de rester en retrait, à nous la nécessité des responsabilités. Pour maman, les cris à l’annonce de la mort d’Ibrahim. Pour moi, les sanglots lorsqu’elle disparut à son tour. Pour mes sœurs, les larmes le jour de sa mort. Et lui, toujours silencieux. Encore aujourd’hui, jusque dans sa tombe. Mon père était un exilé.
C’est une fois dans la loge, après le récital, que j’ai pu enfin appeler ma sœur. Depuis ce matin, elle me bombarde de textos : Rappelle-moi ; C’est urgent, rappelle. Le dernier, j’ai fini par comprendre : C’est papa, rappelle. Des années que je ne l’ai pas vu, des années que je me refuse à le voir. Il n’y a pas eu de brouille, avec lui c’est impossible d’aller au conflit. Quand j’ai intégré le Berkley College dans le cadre d’un programme d’échange entre conservatoires de banlieue et grandes écoles américaines, j’ai quitté notre famille, la cité, Trappes, avec la ferme intention de ne jamais revenir. Et depuis, j’ai tenu parole. Je croisais simplement mes sœurs lors de concerts à Paris. L’année dernière, à Pleyel, nous avons bu un verre au bar du théâtre. Elles m’ont présenté leur mari, m’ont montré des photos de leurs enfants. Malika habite encore la cité, le même immeuble que papa. Elle m’a proposé de passer la soirée avec eux. Elle espérait sans doute que je le voie. J’ai coupé court à la discussion. « Un vol aux aurores pour Berlin. » « Je suis si heureux de vous avoir vus, merci, merci d’être venus. » « Il faut que j’aille me reposer mais un jour, si la maison de disques me laisse un peu tranquille, alors peut-être, oui, je passerai vous voir. »
2
Il a fallu qu’il meure pour que je revienne.
Vingt-deux années. Et rien n’a changé. La même dalle de béton. Les mêmes visages. Ceux d’enfants devenus pères, de pères devenus grands-pères, de petits-enfants qui grandissent à l’ombre des mêmes tours. Tout disparaîtra avec eux.
« Il n’a pas souffert », me disent mes sœurs comme pour me rassurer. Je n’ose pas leur avouer que je le croyais déjà parti depuis plusieurs années. Qu’il n’était plus qu’un lointain souvenir. « Il est encore à l’appartement, dans sa chambre. Si tu veux le voir. » Elles me remercient d’être présent. « C’est important, ça lui aurait fait plaisir. » Je n’ose pas leur dire que ce sont des paroles convenues. Que leur deuil n’est pas le mien. Que pour pleurer quelqu’un, il faut l’avoir aimé. Que pour regretter un mort, on doit éprouver plus que des regrets. Que la mort n’annule pas tout. Khadija me raconte que c’est elle qui a découvert notre père sans vie, il y a deux jours. Elle passait plusieurs fois par semaine lui déposer ses courses. Sa chicorée, ses biscottes, son beurre, la même marque depuis toujours. Des plats qu’à tour de rôle avec Malika elles préparaient, sa tombina qu’il aimait tant, mais sans doute moins que celle de maman. Ce matin-là, elle m’explique qu’en ouvrant la porte, elle savait. « Sa présence n’était plus là. » Un grand vide aurait envahi jusqu’à la cage d’escalier. Il ouvrait les fenêtres très tôt le matin. Il n’aimait pas que ça sente le renfermé. Elle avait poussé la porte et l’avait trouvé là, assis dans son fauteuil, face à la fenêtre, dans son costume du dimanche. Il tenait dans ses mains son misbah, les perles de bois enroulées autour de ses doigts. Il est passé de vie à trépas en faisant rouler entre ses phalanges quatre-vingt-dix-neuf perles de bois. Quatre-vingt-quatre ans, ou presque, et toujours la même piété infantile. Avait-il peur ? Le médecin avait conclu à un infarctus.
Quand j’entre dans le salon, je retrouve l’odeur du papier peint de mon enfance. Une senteur chargée, lourde, poisseuse. Je retrouve le salon où mes parents dormaient. Le canapé qu’ils dépliaient le soir venu, après notre coucher, et qu’ils repliaient à l’aube. Les voisins ont préparé du thé et des gâteaux. Ils ont même installé au milieu de la pièce une table en plastique recouverte d’une toile cirée, comme s’il fallait suivre religieusement le protocole d’un rituel immuable qu’on se devrait, tous, de respecter. On nous a parlé, on nous a entourés, on nous a étouffés.
3
– Je dois rester quelques jours encore… L’enterrement a lieu samedi. Dimanche, je dois aider à vider l’appartement. À trier ses affaires… enfin ce qu’il faudrait garder, ce que mes sœurs voudraient garder…
– Je comprends. J’ai annulé tes dates jusqu’à lundi. Tout le monde comprend. Je maintiens Dublin, mardi ? Ou tu veux qu’on annule aussi ?
– Non, non, ça ira… je rentre lundi. Dimanche soir, si je peux. C’est l’affaire de trois jours.
– J’ai calé les répétitions en fin de semaine prochaine. Tu te souviens que l’enregistrement des Suites commence dans quinze jours à Berlin ? On pourra pas décaler… Je te raconte pas la pression que me mettent les producteurs d’ECM… En même temps, c’est toi qui tenais absolument à faire un disque avec eux…
4
C’est à la fois mon père et un étranger qui est mort.
La veille de l’enterrement, mes sœurs m’ont informé qu’étant le seul garçon de la fratrie, il fallait que je m’occupe de sa toilette rituelle. J’ai pensé sauter dans un train. Disparaître à jamais. L’employé des pompes funèbres m’a tendu un fascicule, pareil à ceux qu’on glisse dans les boîtes aux lettres pour vanter des vacances au ski. Dessus, il avait écrit au stylo-bille l’horaire prévu. Il avait également entouré la partie qui résumait le déroulement de la toilette mortuaire et la mise en linceul, comme pour souligner à quel point j’étais ignorant.
Laver mon père pour son dernier voyage… L’idée me révolte. Je le maudis une fraction de seconde d’être mort comme ça, sans prévenir. Je lui demande pardon dans la foulée, puis le remaudis aussi sec. Lui et mes sœurs, les Arabes, les musulmans et pour finir tout ce qui existe sur Terre. Seul Dieu échappe à mon emportement. Un réflexe aussi superstitieux que vain.
Livre "Des mille et une façons d'être juif ou musulman" 2017
Dialogue Delphine Horvilleur et Rachid Benzine
TV5 monde - 11 minutes