Ce qu'on ne peut pas reprocher à
Pierre Benoit, c'est de faire dans la monotonie : quatre romans, quatre régions différentes : Allemagne («
Koenigsmark »), Sahara («
l'Atlantide »), France, frontière espagnole («
Pour Don Carlos »), Etats-Unis («
le Lac Salé ») Même remarque avec les époques : 1912-1914 («
Koenigsmark »), 1897-1903 («
L'Atlantide »), 1875 («
Pour Don Carlos »), 1858 («
le Lac Salé »), on peut même souligner la variété des intrigues (et leurs interactions), amour, politique, mystère, aventure, manipulations…
Pierre Benoit est avant tout le romancier du « dépaysement ».
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le Lac Salé » nous emmène en plein coeur du Far-West (Utah), au pays des Mormons. J'aime bien les Mormons. En tant que généalogiste, je leur sais gré d'avoir numérisé la quasi-totalité de nos archives, ce qui fait progresser nos recherches de façon exponentielle. du point de vue religieux, c'est plus délicat à évaluer. L'Utah est sans doute un des endroits où la religion est le plus prégnante : les Mormons prônent une religion austère et plutôt rigide, et pratiquent la polygamie.
Annabel Lee, une jeune veuve, accueille les soldats venus vérifier l'installation des Mormons dans « leur » ville. Son mentor et confesseur, le Père Exiles (un jésuite) craint de la voir s'amouracher d'un fringant officier (le lieutenant Rutledge), et pour l'en dissuader, il lui met dans les pattes un pasteur méthodiste, le révérend Gwinett (c'est aussi ce que vous auriez fait, non ?) Mais une Mormone fanatique, Sarah, émet de grosses réserves sur cette opération, et mijote une vengeance machiavélique…
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le Lac Salé » est un de ces livres dont la perception diffère à travers les époques : A la sortie du livre, en 1921, les lecteurs et lectrices de l'époque n'y ont vu que de l'exotisme, de l‘aventure et de la romance. Nous qui lisons ce roman aujourd'hui nous avons également cette lecture, disons classique, mais d'autres thèmes nous sautent aux yeux : la place de la religion, tout d'abord. Celle des Mormons, d'une rigueur, pour ne pas dire une rigidité plutôt terrifiante, qui leur fait aliéner toute liberté personnelle, et d'une certaine façon empêche les sentiments de s'exprimer librement. On ne sait trop où est la frontière entre foi et fanatisme, entre religion sincère et hypocrisie. Mais c'est un reproche qu'on peut faire aussi au prêtre catholique : pour sauver une âme d'une tentation (pas encore coupable, du reste), lui proposer un remède pire n'est peut-être pas la solution (pas la plus chrétienne, en tous cas). le Père Exiles joue avec le feu (de toutes façons, j'ai du mal à intégrer le principe du « directeur de conscience » qui me paraît plus proche du viol de la vie privée que du conseil religieux, mais ça n'engage que moi). Autre thème qui nous choque, nous, lecteurs du XXIème siècle : la place de la femme dans la société : ce n'est pas une découverte, la femme au XIXème siècle n'est pas encore libérée, il s'en faut de beaucoup. La société américaine, on le sait, est généralement puritaine, le rôle de la femme est surtout d'être une mère et une épouse. C'est encore pire chez les Mormons : la femme est l'esclave de son mari, elle se doit d'être parfaite et bien entendu de ne pas émettre d'avis (la Servante écarlate était-elle d'origine mormone ?), tout cela non seulement par le droit du plus fort (masculin, forcément), mais encore par principe religieux. En 1921, lors de la parution du roman, ce type d'informations pouvait surprendre, intriguer, faire sourire peut-être certains, aujourd'hui, elles font froid dans le dos.
Un livre à lire donc sur plusieurs niveaux : un bon livre de dépaysement, agréable à lire avec suffisamment d'action, de sentiments et de péripéties pour tenir l'intérêt jusqu'au bout ; et un livre qui fait poser des questions sur l'évolution des moeurs (en particulier sur la place des femmes dans la société), et sur l'emprise de la religion sur les affaires humaines, deux sujets importants que notre société à nous rechigne toujours à attaquer de front…