Voilà une nouvelle que
Poe eût adorée, dans laquelle, osons le rapprochement jusqu'au bout, il eût reconnu (avec quelle délectation ! ) quelques uns de ses sinistres et bien-aimés paysages : la corruption minant le fruit si beau, si tentant, de l'intérieur même de sa beauté, la Mort, insensible, fauchant l'être chéri par la faute de celui-là même qui ne l'aime peut-être pas mais qui, à coup sûr, le désire, la fascination, brutale, impulsive, incontrôlable quoique non clairement exprimée, conventions obligent, envers la nécrophilie - et l'inceste fraternel - et enfin la chute vertigineuse, qui fixe les personnages, à jamais atterrés et tremblants devant le drame, dans ce jardin où le soleil vient de succomber sous les assauts sournois d'une nuit qui emporte tout.
Signalons que Barbey, même s'il fut déçu par l'accueil de la critique, reconnaissait à sa "
Léa" quelque chose de "monstrueux". Sans doute avait-il une conscience exacte de tout ce que recelait de lui cette oeuvre de jeunesse qui, en dépit des arabesques du sty
le, apparaît au lecteur contemporain, selon la formule consacrée, absolument "brute de décoffrage." Tout Barbey d'Aurevilly tient dans "
Léa" et avant tout les innombrables contradictions de cet écrivain dandy, monarchiste et résolument, ardemment, fiévreusement catholique même si, à l'époque où il écrivit ce texte - dans les années 1833/35 - il n'avait pas encore effectué son éclatant retour au sein du giron de la Sainte Eglise Apostolique et Romaine. Dans "
Léa" sulfurent aussi toutes les ténèbres de Barbey, ce Barbey qui ne pouvait croire en la puissance divine sans croire aussi à celle de l'Ange déchu et qui, après quelques années d'apprentissage, parviendra à les récupérer et à les transformer en un art exceptionnel de la suggestion fantastique, cette "patte" à la fois féline et grandiose dont il a marqué ses meilleures productions, dont "
L'Ensorcelée" bien sûr, avec ses non-dits qui laissent la part bel
le à l'imagination du lecteur mais aussi des nouvelles comme ce joyau fabuleux et magnifiquement turpide intitu
lé, avec une désinvolte simplicité, "Les
Dessous de Cartes d'Une Partie de Whist."
Le texte de "
Léa" est bref, à dix-mille lieues des longueurs habituelles à l'écrivain, et fait preuve d'une assurance dans le trait et la détermination qui fait encore défaut au "Cachet d'Onyx". Quant à l'histoire, elle se résume assez facilement : un frère et une soeur grandissent auprès d'un orphelin que leur mère a recueilli ; les deux garçons croissent en force et en beauté, la fille seulement en beauté car un trouble cardiaque mine sa santé à partir de la puberté ; devenus adultes, les deux jeunes gens entament leur tour d'Europe, si commun à l'époque pour les rejetons de familles aisées, mais doivent revenir brusquement d'Italie, à l'appel de la mère qui voit sa fille dépérir de plus en plus. Et c'est là que se noue le drame : le fils adoptif se prend d'un désir violent - qu'il nomme "amour" - pour cel
le auprès de qui il a été élevé en quasi frère. Et, en dépit des mises en garde de la mère, qui se prive elle-même d'exprimer avec trop de vigueur son amour ou ses joies devant son enfant, l'ingrat se laisse dominer par son démon ...
La chute, d'une brutalité ciselée au souffre, coupe le souffle. On attendait bien quelque chose dans ce goût-là, mais tout de même ...
"
Léa", de Jules Barbey d'Aurevilly : un texte rare, qu'il faut connaître. Ne vous laissez pas égarer par les invraisemblables prénoms dont l'écrivain, jusqu'au bout, affublera ses personnages, pas plus qu'aux méandres de la mise en situation : "
Léa" a la même cruauté que la "
Bérénice" de
Poe - et croyez-moi, ce n'est pas peu dire. ;o)