Aharon Appelfeld, mort l'année dernière, a été plus qu'un écrivain, il a été une conscience et une référence, comparable à ses compatriotes
Amos Oz,
David Grossman, Avraham Yehoshua,
Yehuda Amichaï, Meir et
Zeruya Shalev.... Tous des grands noms. En revanche, je n'ai pas accroché aux livres du Nobel israélien 1966, Shmuel Yosef Agnon (1888-1970), même pas à son "La dot des fiancées" ce que je regrette. À quand le prochain Nobel littérature pour un artiste d'Israël ? Ils en ont eu 3 pour la Paix et 6 pour la chimie, mais en littérature qu'Agnon.
Appelfeld est décédé à Petah Tikva, au nord-est de Tel Aviv, le 4 janvier 2018, soit une semaine après le décès, au même endroit d'ailleurs, de l'écrivaine
Ronit Matalon, le 28 décembre 2017, à l'âge de seulement 58 ans. de cette dame, j'ai fait un billet cet été de son ouvrage "
De face sur la photo" (le 25/07).
Le chemin parcouru par ce grand écrivain a heureusement été nettement plus long. En fait ce chiffre renversé, ou 85 ans depuis sa naissance, le 16 février 1932, à Jadova, près de l'actuelle Czernowitz en Ukraine, mais à sa naissance Cernāuți en Roumanie. Sa très belle "
Histoire d'une vie", qui a été récompensée à fort juste titre du Prix Médicis étranger en 2004, donne un aperçu fascinant de cette existence. de lui j'ai aussi particulièrement apprécié "
Tsili" de 1982 et "
L'immortel Bartfuss" de 1988. Malgré une vie mouvementée, cet artiste a réussi à publier 37 ouvrages et je suis content qu'il m'en reste encore quelques-uns à lire.
La
Katerina du titre n'est pas très jeune non plus. Elle fêtera prochainement ses 80 ans. Au début du récit, nous la retrouvons en train de méditer le long de la rivière Prout, un affluent du Danube qui forme sur plus de 700 kilomètres la frontière entre la Moldavie et la Roumanie. Elle pense qu'à cet endroit isolé, d'où elle est partie en 1929, c-à-d 63 ans avant, "tout est pareil, sauf les hommes qui ne sont plus". Elle avait effacé cet endroit de sa mémoire, "mais l'homme n'est pas maître de ses souvenirs".
Question parents, la pauvre
Katerina n'a pas été gâtée du tout : un père volage, alcoolique et brutal et une mère violente qui la battait furieusement pour des peccadilles. À 16 ans, "la gamine" comme on l'appelait, allait faire la plonge dans un resto la nuit près de la gare. Elle serait volontiers partie, mais quelqu'un sans domicile " est comme un chien errant que tout le monde maltraite". Un an après, elle est enceinte et comme le jeune n'a pas de sous pour la marier,
Katerina décide de déposer son bébé, qu'elle a prénommé Angela, comme Moïse, dans un couffin aux bons soins des soeurs du couvent de Moldovița, au nord-est de Cluj en Roumanie.
Pendant tout un temps, elle fait le ménage du couple de petits commerçants juifs, Rosa et Benjamin qui sont tous les 2 brutalement tués par des antisémites ruthéniens.
Dans les années 1920 en Bucovine, une région historique située moitié-moitié en Ukraine et Roumanie, l'antisémitisme était notoire et à la campagne, quasi généralisé. Un vieux paysan, à l'allure pourtant raisonnable, donne à
Katerina le conseil de ne pas travailler pour les Juifs, qui "salissent tout. Même nos filles... Les Juifs nous corrompent l'âme". Un conseil qui résume parfaitement les vues de l'endroit et de l'époque.
Notre héroïne est d'un tout autre avis et est fière lorsqu'on la félicite pour la qualité de son Yiddish. Elle connaît une nouvelle période de bonheur en travaillant pour la pianiste juive Henni Trauer qui fait le tour des opéras et avec qui elle s'entend à merveille. Mais nouvelle tragédie : la pianiste se suicide et
Katerina, de nouveau triste et seule commence à fréquenter les tavernes et à picoler.
Dans cet état, elle rencontre Sammy, un Juif aimable, mais plus âgé qu'elle et qui boit trop de vodka. Neuf mois plus tard, elle accouche d'un fils qu'elle baptise Benjamin. Cette naissance signifie aussi "
la fin d'une liaison" comme aurait dit
Graham Greene.
Pour
Katerina son petit Benjamin est son dieu. Bien qu'en vadrouille forcée, elle fait absolument tout pour son bébé, y compris lui apprendre le Yiddish. Elle rêve d'élever son fils dans un lieu tranquille et salubre, "loin de la vulgarité et de la violence".
À Pâques l'année après, arrive LE Grand Drame qui la fait atterrir en prison. Ce serait un crime que d'en dire davantage ici de ce passage terrifiant.
Aharon Appelfeld s'est montré dans ce roman une fois de plus le grand évocateur d'une époque et d'une communauté. Comme l'a noté
Philip Roth : "Appelfeld est l'auteur dépaysé d'une littérature elle-même dépaysée, et il a fait de cette désorientation un sujet qui n'appartient qu'à lui."
Son portrait de
Katerina est saisissant et vous prend parfois à la gorge.
C'est finalement aussi un ouvrage riche en courtes phrases mémorables, qui est bien entendu une des grandes qualités d'
Aharon Appelfeld.