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3.66/5 (sur 19 notes)

Nationalité : France
Né(e) à : Morlaix , le 15/04/1806
Mort(e) à : Montmorency , le 05/07/1854
Biographie :

Charles Émile Souvestre est est un avocat, journaliste et écrivain français.

Au cours de sa vie, il a exercé plusieurs métiers, avocat, journaliste, enseignant. Mais la passion d'écrire a dominé sa vie et il a produit une œuvre abondante et variée.

En 1823, il opte pour des études à la faculté de Droit de Rennes. Licencié en droit en 1826, il part pour Paris où il essaie de mener une carrière dans le théâtre.

Il arrive à Nantes début janvier 1829 et va s’impliquer dans la vie culturelle de la ville. Il est recruté comme codirecteur (avec Alexis Papot) d’une école privée. En 1832, il publie "Des arts comme puissance gouvernementale". Peu après, il décide de quitter son emploi d’enseignant.

Il connaît alors un certain succès littéraire, son livre "Les Derniers Bretons" étant publié en feuilleton dans "La Revue des deux Mondes". Par ailleurs, il devient rédacteur à "La Revue de Paris".

Au début des années 1850, il est reconnu comme un auteur digne d’estime puisqu’il reçoit le prix de l’Académie française pour "Causeries historiques et littéraires" ; en 1854, elle lui attribuera le prix Lambert, mais à titre posthume.

Son œuvre abondante traite de sujets variés, notamment, sous forme de récits documentaires ou de fiction, de l'ethnographie de la Bretagne. Il a ainsi contribué, sous la Monarchie de Juillet, à la formation d'une image littéraire et politique de cette région.

Il a écrit aussi de nombreux romans ("La Goutte d'eau", "Le Monde tel qu'il sera"), des nouvelles publiées en recueil ("Les Clairières"), des essais.

Émile Souvestre est le grand-oncle du journaliste et écrivain Pierre Souvestre (1874-1914), co-auteur de "Fantômas" en 1910.

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Source : Wikipédia
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La complainte de Fantômas
D'après le roman de Emile SOUVESTRE et Marcel ALLAIN. Adaptation de "La complainte de Fantômas" de Robert DESNOS d'après le roman de Emile SOUVESTRE et Marcel ALLAIN. Musique Kurt WEILL. Chanson "La complainte de Fantômas" interprétée par Léo FERRE. Avec dans les rôles principaux : Sylvia MONFORT ; Roger BLIN ; Marcel BOZZUFFI ; Henri CREMIEUX ; Henri VIRLOJEUX.
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Citations et extraits (31) Voir plus Ajouter une citation
Au temps de la première race des rois francs, alors que la plupart des peuplades qui leur étaient soumises ignoraient encore la parole du Christ, vivait un vieillard nommé Novaire, qui avait reçu la bonne nouvelle, et s'était appliqué à la comprendre. Abandonnant les coupables plaisirs du monde, il s'était retiré sur une colline solitaire, près du lieu où l'on voit aujourd'hui Lillebonne, et y avait construit une cabane de gazon où il demeurait seul, sans autre occupation que d'agrandir et d'élever son esprit.
Or, il arriva qu'à force de méditations et de prières, le voile charnel qui cache aux hommes le monde invisible, s'entrouvrit pour Novaire et lui laissa apercevoir les avenues du ciel; mais il ne perdit point pour cela la vue de la terre. Il distinguait en même temps les merveilles de la création apparente et les merveilles de la création cachée. Son regard se promenait sur les bois, les prairies, les eaux; puis, en s'élevant plus haut, il rencontrait la région parcourue par les messagers de Dieu; puis, en montant encore, l'entrée de la demeure céleste que gardaient les archanges. Il entendait à la fois le gazouillement des sources, la voix des chérubins, et l'Hosanna des bienheureux au pied du trône éternel. Des anges lui apportaient la nourriture et l'entretenaient longuement de tout ce qui est inconnu aux hommes; aussi les journées s'écoulaient-elles dans un perpétuel enchantement. Associé à la vie des purs esprits, il avait senti peu à peu toutes les ambitions terrestres s'éteindre en lui, comme de pâles étoiles que le soleil fait disparaître; et, fier de ce que son intelligence se fût élevée au-dessus de la compréhension vulgaire, il eût voulu pénétrer par elle les secrets de Dieu. En écoutant ces rumeurs de la vie qui forment l'hymne éternel de la création à la gloire du Créateur, il répétait sans cesse :
- Pourquoi ne puis-je savoir ce que disent les oiseaux dans leurs chants, les brises dans leurs murmures, les insectes dans leurs bourdonnements, les vagues dans leurs soupirs, les anges dans leurs hymnes célestes ? Là doit se trouver la Grande Loi qui régit le monde !
Mais tous les efforts de son esprit pour pénétrer un pareil mystère avaient été inutiles; il n'y avait rien gagné que l'endurcissement et l'orgueil, car l'intelligence qui grandit seule ressemble aux arbres des forêts qui ne peuvent étendre leurs racines sans tout dessécher autour d'eux; pour qu'elle reste bienfaisante et féconde, il faut qu'elle soit vivifiée par les rosées du cœur.
Un jour qu'il était descendu de la colline toujours verdoyante pour traverser la vallée alors flétrie par l'hiver, il vit venir de son côté une troupe nombreuse de soldats qui conduisaient un criminel au gibet: les paysans accouraient pour le voir passer, et racontaient tout haut ses crimes; mais le condamné souriait en les écoutant, et loin de témoigner du repentir, semblait se glorifier du mal qu'il avait commis. Enfin, comme il arrivait près du solitaire, il s'arrêta tout à coup, et s'écria d'un air railleur :
- Approche ici, saint homme, et donne le baiser de paix à celui qui va mourir.
Mais Novaire indigné se recula.
- Marche à la mort, misérable; des lèvres pures ne doivent point toucher un maudit !
Le criminel se remit en marche sans rien dire, et le solitaire, encore tout ému, reprit le chemin de son ermitage. Mais en y arrivant, il s'arrêta stupéfait : tout y avait changé d'aspect. Les arbres, que la présence des anges entretenait dans une verdure éternelle, se trouvaient dépouillés comme ceux de la vallée; là où, quelques heures auparavant, s'épanouissaient les églantines, brillait maintenant le givre, et la mousse desséchée laissait voir partout les rocs stériles.
Novaire attendit le messager céleste qui lui apportait tous les jours sa nourriture, afin d'apprendre la cause de ce changement, mais le messager ne reparut pas; le monde invisible s'était refermé pour lui, et il était retombé dans les misères et l'ignorance de l'humanité. Il comprit que Dieu le punissait, sans deviner la faute qu'il avait commise. Cependant il se soumit sans révolte, et s'agenouillant sur la colline :
- Puisque je vous ai offensé, Ô mon Créateur, dit-il, je dois, en expiation, m'infliger à moi-même un châtiment. Dès aujourd'hui je quitte ma solitude, et je jure de marcher devant moi, sans autre repos que celui de la nuit, jusqu'à ce que vous m'ayez témoigné par un signe visible que j'ai mérité votre miséricorde.
À ces mots, Novaire prit sa clochette d'ermite, son bréviaire à fermoir de fer, son bâton de houx; il ceignit ses reins d'une corde de cuir, raffermit ses sandales, et jetant un regard d'adieu à la colline, il se dirigea vers la péninsule sauvage qui reçut plus tard le nom de Jesnétique.

("La Grande Loi")
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Antoine Lireux, fermier des Jonchères, était debout devant sa maison, dont il examinait la toiture de chaume avec un air soucieux.
- V'là déjà la mousse qui a regarni le faîte, murmurait-il; la verdure va gagner partout, et les greniers redeviendront humides comme des caves; mais ceux de la ville trouvent que c'est bien toujours assez bon pour des paysans.
- Qu'appelez-vous ceux de la ville, mon cher ? demanda une voix derrière lui.
Le fermier retourna brusquement la tête, et se trouva en face du propriétaire, M. Favrol, qui arrivait et avait entendu sa réflexion chagrine. Il salua d'un air un peu déconcerté.
- Je ne savais pas not' maître là, dit-il, sans répondre à la question de son interlocuteur.
- Mais vous pensiez à lui, n'est-il pas vrai ? répliqua M. Favrol en souriant. Je vois que vous serez toujours le même, mon pauvre Antoine, ne voyant dans les rosiers que les épines et dans la vie que les ennuis.
Lireux hocha la tête.
- Notre maître parle à son aise, dit-il sourdement, lui qui est assez riche pour faire tout ce qui lui plaît.
- Parce qu'il me plaît de ne faire que ce que je puis, fit observer le propriétaire; mais limiter ses souhaits selon ses forces est une règle de conduite qu'on a peut-être oublié de mettre dans votre catéchisme.
- Aurait mieux valu ne pas oublier de mettre dans ma poche un bon contrat de rente, répliqua le paysan. Faut pas non plus reprocher trop fort aux pauvres gens leurs désirs, parce qu'ils n'ont pas moyen de les contenter. Il me semble qu'on peut bien, sans trop fatiguer le bon Dieu, demander un toit qui laisse couler l'eau et n'attire pas la vermine, comme ce chaume maudit.
- C'est-à-dire que vous revenez toujours à votre idée d'avoir une couverture en tuiles ?
- Si bien que si j'étais moins gueux je la ferais faire à mes dépens, et j'y gagnerais encore, vu que l'habitation serait plus saine et mes blés mieux gardés.
- Mais vous, mon cher, seriez-vous plus content ?
- Je ne demanderais rien autre chose au bon Dieu, ni à notre maître.
- Parbleu, j'en aurai le cœur net, dit M. Favrol. Bien que je regarde la dépense comme peu profitable pour vous et comme inutile pour moi, je veux m'assurer s'il y a moyen de vous satisfaire. Vous aurez la couverture de tuiles, maître Antoine, et, dès le retour du beau temps, j'envoie les ouvriers.
Lireux, surpris de cette concession inattendue, remercia son maître avec effusion, et, dès qu'il l'eut quitté, il rentra pour annoncer à sa famille cette bonne nouvelle.
Une partie du jour fut employée par lui à examiner les conséquences de cette transformation de toiture. Outre le nouvel aspect qu'elle donnait à la ferme, il devait en résulter, dans l'aménagement des greniers, de sérieux avantages; mais Antoine s'aperçut bientôt qu'on pouvait les doubler en exhaussant un peu les murs sur lesquels reposait la charpente. Cette découverte changea complétement le cours de ses idées, Il ne songea plus qu'à cet agrandissement et qu'au profit qu'il en devait tirer. Sans cette modification, la nouvelle toiture n'était qu'un changement dépourvu d'importance; autant valait laisser les choses comme par le passé !
Voilà donc notre paysan retombé dans ses humeurs noires, et déplorant avec amertume le manque d'argent qui l'arrêtait sans cesse dans l'exécution de tous ses plans. Comme il fut obligé de se rendre, pour le payement de son fermage, chez M. Favrol, celui-ci remarqua son air soucieux et lui en demanda la raison. Après avoir hésité quelque temps, Lireux avoua sa nouvelle préoccupation.
- C'est pas une demande, au moins, que je fais à notre maître, continua-t-il; c'est bien assez qu'il m'ait promis d'enlever le chaume; il n'y était pas obligé, et les pauvres gens n'ont droit qu'à ce qui leur est dû.
- Vous pouvez ajouter qu'ils ont cela de commun avec les gens riches, reprit M. Favrol; mais je vois que vous êtes difficile à guérir de votre mécontentement; un désir accompli, il en naît un second. Je veux pourtant essayer la cure; nous exhausserons les murs du grenier.
- Pour cette fois, le fermier déclara qu'une pareille promesse comblait tous ses vœux, et regagna gaiement Les Jonchères.
Quelques jours après, un entrepreneur envoyé par M. Favrol vint examiner les travaux à exécuter. Antoine lui demanda, dans la conversation, ce que l'on ferait de la vieille charpente.
- Rien, je suppose, dit l'entrepreneur: ce sont des bois pour constructions rustiques, et qui ne sont capables de soutenir que du chaume; on pourrait, tout au plus, les employer à une grange.
- Précisément la nôtre est trop petite, dit le fermier.
- Et vous avez un emplacement pour une plus grande ?
- Juste à la porte des écuries; il suffirait de prendre sur le jardinet. Je vas vous montrer ça, venez.
Tous deux allèrent visiter le terrain, que l'entrepreneur ne manqua point de trouver admirablement approprié à une nouvelle bâtisse. Il indiqua à Lireux tous les avantages qu'il y aurait à établir là de vastes hangars, en agrandissant un peu les étables et en creusant une fosse pour les fumiers. Antoine adopta le projet avee enthousiasme. C'était le moyen de compléter les améliorations entreprises, de donner à la ferme une supériorité visible sur toutes celles du voisinage, et d'utiliser la vieille charpente que l'on voulait remplacer. Sans ce complément de dépense, les changements entrepris ne donneraient point des résultats proportionnés aux frais, et M. Favrol devait s'y résoudre dans son propre intérêt.
Lireux ajouta seulement qu'il n'osait faire lui-même la demande.
- On me reprocherait encore de n'en avoir jamais assez, dit-il, et on ne comprendrait pas que ce que j'en dis, c'est pour la ferme autant que pour moi. Si j'avais de quoi, j'aurais bientôt báti sans demander à personne; mais les pauvres gens sont obligés de rester sur leurs bonnes idées.
- Ne vous inquiétez de rien, dit l'entrepreneur, qui ne comprenait pas qu'on pût employer de l'argent à autre chose qu'à bâtir; j'en parlerai au bourgeois, et faudra bien qu'il se décide.
Antoine l'encouragea vivement, et le pria de lui faire connaître, le plus tôt possible, la réponse du propriétaire.
Resté seul, il se mit à ruminer les idées du maître maçon, qui étaient déjà devenues les siennes, et à calculer tout ce que ces constructions lui apporteraient de profit. Grâce au hangar, il pourrait substituer le battage d'hiver au battage d'été; l'accroissement des étables lui permettrait d'augmenter le nombre des bêtes à l'engrais, et la fosse à fumier utiliserait l'écoulement des ménageries. Évidemment, ces travaux, auxquels il n'avait point d'abord pensé, étaient des additions indispensables; s'il ne les avait point réclamées jusqu'alors, c'était par suite de sa répugnance à se plaindre; mais M. Favrol ne pourrait les refuser sans dureté et sans injustice.

("Les Désirs")
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Quant à Mme Fourcard, ces dix années lui avaient été plus pesantes. Les tristesses du veuvage et les inquiétudes de la maternité avaient flétri cette seconde fleur qui embellit l'automne de certaines femmes. On aurait cherché vainement sur son visage les traces fugitives d'une beauté qui avait eu son éclat et ses triomphes. Éprouvée par la vie, elle était devenue bientôt vieille, et elle avait cessé d'être femme pour être plus complétement mère.
Après les premières émotions d'un retour si longtemps différé et si longtemps attendu, Mme Fourcard, qui avait conduit son frère dans la chambre préparée pour lui, voulut le quitter afin qu'il pût prendre quelque repos; mais le marin lui parla de son fils, et la mère, arrêtée malgré elle, s'assit pour lui répondre.
Ceci demande une explication qui nous oblige à suspendre un instant notre récit pour retourner en arrière. Privée de son mari qui lui fut subitement enlevé, et restée seule avec un enfant en bas áge, la sœur de Tribert avait reporté toutes ses espérances sur cet enfant. Trouvant, dans l'accomplissement de ses devoirs de mère, l'unique consolation permise à ses regrets d'épouse, elle résolut de ne jamais se séparer de son fils et de lui donner sa vie entière. Il y a dans le cœur des femmes une sève naturelle qui se communique à toutes leurs aspirations et les pousse aisément à l'extrême. Jeunes filles, elles rêvent, dans celui qui doit un jour leur donner son nom, des mérites impossibles; jeunes mères, elles dotent d'avance leurs enfants de toutes les perfections que les vieux contes accordent aux filleuls des fées. Mme Fourcard ne fut point plus sage que les autres : elle décida que son fils Auguste prendrait rang parmi les hommes d'élite qui parsèment de loin en loin la foule, comme les étoiles constellent les cieux; et, pour arriver plus sûrement à ce résultat, elle fit de l'enfant prédestiné le but de toutes ses actions et de toutes ses pensées. Devenu pour elle le centre du monde, Auguste s'habitua à voir chaque chose s'arranger à son profit ou à son plaisir. Tout ce qui entourait la veuve était mis à contribution pour lui; l'estime et l'amitié que l'on accordait à la mère retournaient en complaisances ou en tendresses au fils. Bien venu de tous par droit d'héritage, il s'accoutuma à recevoir les plus précieux bienfaits de la vie comme de vulgaires faveurs.
Dans son aveuglement, Mme Fourcard courait devant lui, écartait toutes les pierres qui auraient pu le faire trébucher, brisait de sa main les épines auxquelles il eût laissé quelques lambeaux, lui faisant de son corps un pont sur les précipices; et le jeune homme, qui ne remarquait point un dévouement passé en habitude, continuait sa route sans soupçonner ce qui avait été fait pour la lui rendre facile,
Sa mère avait voulu jouer le rôle de la Providence, et était payée, comme elle, par l'inattention et l'oubli.
Elle commençait à le sentir douloureusement, mais sans oser l'avouer aux autres. L'honneur de l'enfant est encore plus celui de la mère elle-même. Comment accuser Auguste de torts de caractère que l'on eût pu prendre pour de l'ingratitude ? Nul ne savait comme elle ce qu'il y avait sous ces défauts; les trahir, c'était exposer le jeune homme à un injuste arrêt.
Aussi, lorsque son frère l'interrogea, n'appuya-t-elle que sur les qualités réelles et sérieuses de son fils. (...)
Rafraichi par le sommeil, mais encore plongé dans cette espèce d'engourdissement voluptueux qui suit le réveil, Tribert se mit à regarder autour de lui et à prendre connaissance de la chambre qui lui était destinée.
Tout y révélait la tendresse attentive de Mme Fourcard. Les meubles étaient ceux qui avaient garni la chambre de leur père, et semblaient rappeler au vieux marin son enfance. (...)
Il examinait l'un après l'autre tous les détails de cet aménagement, qui témoignaient si haut de l'intelligente affection de sa sœur, lorsque la voix de celle-ci se fit entendre dans la pièce voisine; elle était entrecoupée par une autre voix plus jeune et plus haute dans laquelle Tribert reconnut sans peine la voix de son neveu.
La mère semblait faire à ce dernier quelque remontrance à laquelle il répondait avec la brusquerie d'une personne accoutumée à trouver dans son interlocuteur toute sorte de douceur et d'indulgence.
- Je n'irai pas ! répétait-il d'un ton d'humeur obstinée trop ordinaire aux enfants qu'a gâtés la patience de leur mère.
- Vous n'y songez point, Auguste, reprit Mme Fourcard d'un ton d'insistance affectueuse; Mlle Lorin compte sur vous pour la conduire à cette soirée. Sans l'arrivée de votre oncle, je vous aurais épargné un pareil ennui; mais je ne puis le quitter ainsi dès le premier jour.
- Eh bien ! Moi aussi, j'ai envie de le voir, dit Auguste brusquement; que Mlle Lorin se fasse conduire par son cousin.
- Vous savez bien qu'il est absent.
- Alors, qu'elle reste chez elle.
- Ce que vous dites là est dur, Auguste. Ignorez-vous que cette excellente fille n'a d'autre plaisir que sa partie de boston, et qu'à son âge, une habitude est un besoin ?
- Que m'importe ? dit le jeune garçon, toujours plus maussade; ai-je donc quelque obligation envers Mlle Lorin ?
- Mais j'en ai, moi, reprit Mme Fourcard vivement; elle m'a enseigné le peu que je sais; elle m'a aidée, dans toutes les circonstances difficiles, de ses conseils et de ses encouragements; c'est pour moi comme une sœur alnée, presque comme une mère. Vous le savez, Auguste, et vous devez m'aider à payer ma dette de reconnaissance.
- Dites que vous prenez plaisir à vous créer des devoirs, répliqua le jeune garçon; c'est la manie des femmes de se passer au cou des colliers de servitude et de se souder au pied des chaînes qu'il faut les aider à porter.
- Vous oubliez, mon fils, que les plus lourdes ne m'ont point été imposées par Mlle Lorin, dit la mère blessée.
- C'est-à-dire alors que c'est par moi ! s'écria Auguste aigrement.
- Vous m'obligez à vous rappeler qu'aucun devoir ne m'a semblé pénible quand il s'est agi de vos intérêts.
- Et afin de le mieux prouver, vous me reprochez ce que vous avez fait.
- Auguste ! interrompit Mme Fourcard avec impatience, il n'y a ni justice ni bon sens dans ce que vous dites là.
- Alors, n'en parlons plus ! répliqua-t-il en faisant un mouvement pour sortir.
- Vous irez chercher Mlle Lorin ?
- Non.
- Rappelez-vous que je l'exige, que je le veux !
- Je n'irai pas ! cria l'écolier avec une obstination emportée.
Et, repoussant violemment la porte du salon, il s'élança dans l'escalier, qu'il monta en chantant à pleine voix, comme pour braver le mécontentement de Mme Fourcard. Celle-ci s'était assise toute tremblante; et l'oncle Tribert, en approchant son œil du trou de la serrure, vit qu'elle pleurait.
La scène dont il venait d'être l'invisible témoin lui en avait plus appris sur le fils et la mère que toutes les lettres écrites par cette dernière depuis dix années. Il savait maintenant quel avait été le résultat de ce dévouement sans bornes de Mme Fourcard pour son unique enfant. Prévenu dans ses moindres désirs, Auguste s'était accoutumé à les imposer; l'esclavage volontaire de la mère avait amené la tyrannie irrespectueuse du fils. (...)
Il trouva Mme Fourcard à peu près remise de l'émotion causée par la révolte de son fils, d'où il conclut que ce n'était point pour elle une chose nouvelle. L'irritation d'Auguste se montra plus persistante. Mécontent de lui-même, il traduisait, comme tous les caractères mal faits, son repentir en mauvaise humeur. Lorsqu'il descendit pour embrasser son oncle, ce fut avec un certain embarras maussade et plein de raideur.
Après l'échange obligé de questions et de réponses qu'entraîne une première entrevue, il alla se jeter sur une causeuse où il commença à se ronger les ongles en silence. Mme Fourcard, craignant l'impression d'une pareille conduite pour l'oncle Tribert, s'efforça d'adoucir l'humeur bourrue du jeune garçon par quelques avances enjouées; mais, comme il arrive ordinairement en pareil cas, sa longanimité ne fit que l'aigrir. Un pardon que nous n'avons point mérité par le repentir est presque une insulte; il ajoute au sentiment de nos torts celui d'une générosité qu'il nous faut subir. Aussi Auguste n'accueillit-il l'indulgence de sa mère que par un redoublement de dépit. Au lieu d'y répondre, il prit un journal qu'il se mit à parcourir en bâillant.

("Un Oncle Mal Élevé")
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Plus mécontent que jamais de mon voyage, je me décidai à gagner mon lit. La vieille servante m'éclaira jusqu'à la chambre à coucher. Son grand lit funèbre, ses vieux portraits enfumés me furent encore plus désagréables que la première fois. Je me tournai brusquement vers ma conductrice, en lui demandant s'il y avait un commissaire-priseur à ***.
- Un commissaire-priseur ! répéta-t-elle, nous ne connaissons pas ça !
- On ne fait donc jamais de ventes publiques ?
- Pardonnez-moi.
- Et comment s'y prendre, alors ?
- Le bedeau tambourine la chose à tous les carrefours de la commune.
- Eh bien ! Faites prévenir dès demain le bedeau, et qu'il annonce la vente de tout ce qui se trouve ici.
- De tout ! Quoi, monsieur ne garde rien ?
- Rien.
- Pas même les peintures ?
- Pas même les peintures.
- Ah ! Monsieur, vous n'y pensez pas ? Ce sont des portraits de famille !
- Je vous dis que je vends tout. Bonsoir.
Et je pris la chandelle à dame Félicité, qui sortit en levant les mains au ciel.
- Et que veut-elle que je fasse de ces toiles barbouillées ? Ah! oui, je vous vendrai, grotesques images, ne fut-ce que par haine des temps que vous représentez ! Ce triste intérieur est le vôtre, ces habitudes d'inélégance et de parcimonie sont celles que vous avez léguées; cette vie dépouillée de tous les charmes de notre civilisation moderne est votre vie perpétuée par la tradition ! Hors d'ici, barbares ! Nous ne sommes point de la même race, et il n'y a rien de commun entre nous.
Tout en me parlant ainsi à moi-même, je m'étais mis au lit; mais la fatigue et la mauvaise humeur éloignèrent le sommeil. Je pris le volume d'histoire que j'avais apporté pour me distraire pendant la route, puis l'inventaire de la succession que le notaire m'avait remis.
Ici m'attendait une surprise plus agréable que les autres. Le chiffre total s'élevait à une somme que j'avais été loin de supposer, et qui me faisait presque riche. Cette découverte inattendue amoindrit singulièrement mon dépit et commença à rendre plus facile la digestion de mon mauvais souper. Je me mis à examiner l'inventaire en détail jusqu'à ce que les chiffres commençassent à flotter devant mes paupières à demi fermées; enfin je perdis conscience de ce qui m'entourait.
Bientôt, il me sembla qu'un bruit de pas se faisait entendre à mon chevet; je rouvris les yeux et j'aperçus une douzaine de personnages groupés près de mon lit. Tous portaient des costumes anciens et différents, dans lesquels je reconnus, avec surprise, ceux des vieux portraits qui garnissaient la chambre à coucher.
Je les cherchai aussitôt à la muraille pour faire la comparaison. Leurs cadres seuls y restaient suspendus ! C'étaient bien les antiques images de la famille auxquelles un miracle venait de donner la vie !
À leur tête paraissait un vieillard que je n'avais point remarqué dans la collection. Mon regard s'arrêta sur lui avec une curiosité particulière qu'il parut comprendre.
- Tu chercherais en vain mon image parmi ces portraits, me dit-il; de mon temps aucun pinceau n'aurait pris la peine de reproduire les traits d'un serf comme moi ! Mais j'avais compris les misères de ma condition, et, à force de travail, je réussis à acheter mon affranchissement. C'est grâce à lui qu'un de mes descendants, que tu vois ici, a pu s'instruire et devenir prètre.
Celui qu'il avait désigné s'avança alors.
- Les pauvres et les opprimés avaient besoin d'appui, dit-il doucement; soutenu par le nom du Christ, j'ai táché de leur en servir; j'ai aidé à instruire le peuple, à lui faire aimer le bien, à le fortifier par la probité, l'espoir, la patience, tandis que notre famille s'élevait lentement à mon ombre et prenait place parmi les honnêtes marchands de la province.
Un troisième interlocuteur éleva alors la voix.
- Cette place transmise par nos pères, moi je l'ai agrandie, dit-il avec une certaine importance; nommé syndic de ma corporation, j'ai obtenu pour elle de nouvelles immunités; nous nous sommes réunis pour défendre le fruit du travail contre la violence, et j'ai été un des fondateurs de cette bourgeoisie qui a associé les intérêts généraux sous le nom de communes.
- Et moi, reprit son voisin, qu'à sa toge et à sa mine austère on pouvait reconnaitre pour magistrat; j'ai contribué à faire prévaloir la loi sur le caprice, et l'équité sur le crédit. Les plus puissants ont dù se soumettre à la décision de juges désarmés; la force a plié devant le droit.
- Sans compter qu'elle s'est déclarée son auxiliaire ! a ajouté un officier au teint cuivré par le soleil; les descendants du serf d'autrefois ont fini par ceindre l'épée et par devenir les défenseurs de la patrie et de la loi ! Dès que l'une et l'autre ont appartenu à la nation entière, la nation entière a versé son sang pour les défendre, en devenant tous soldats, nous sommes tous passés gentilhommes !
- Oui, reprit un dernier interlocuteur, dans lequel je reconnus le portrait du cousin; mes aînés avaient conquis pour nos descendants la justice et la liberté, restait à leur procurer des ressources; j'ai accepté ce rôle de fourmi. Grâce à mes labeurs et à mes économies, j'ai lentement amélioré le petit bien légué par nos pères, j'ai grossi les épargnes, j'ai agrandi le domaine; je laisserai après moi six fois plus que je n'avais reçu, et, grâce à la probité défiante de dame Félicité, tout arrivera intact à mon héritier. Je lui aurai ainsi assuré du loisir pour cultiver son intelligence, de la liberté pour faire le bien; enfin le bonheur de ne point s'occuper de lui seul, mais de pouvoir dévouer sa vie aux autres. S'il est digne d'une pareille faveur, il saura en profiter; il gardera au fond de son cœur un peu de reconnaissance pour l'homme qui lui a préparé cette belle tâche; loin de le railler, il le bénira, et il saura sanctifier ce que le vieux cousin a économisé sur lui-même en le prodiguant généreusement pour les autres.
Ces derniers mots avaient été prononcés d'un accent si vif et si bien senti, que je tressaillis malgré moi, et... je me réveillai !
La lumière allait s'éteindre, les vieux portraits étaient à leur place, l'inventaire et le livre d'histoire avaient roulé aux pieds du lit; ma vision n'était qu'un rêve !
Un rêve, ou plutôt la voix du bon sens et de la conscience. Ces vieux portraits étaient bien véritablement les symboles du passé; chacun d'eux me rappelait les services rendus par un siècle et par une classe. Ils marquaient, pour ainsi dire, les pas du temps sur la route du progrès. Pour qui savait les comprendre, il y avait là une glorification de l'œuvre accomplie par les ancêtres.

("Les Vieux Portraits")
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Le père et le fils se revoyaient pour la première fois, après une séparation de huit années que ce dernier avait dú passer à Londres chez un oncle de sa mère. La mort de ce parent, dont il se trouvait héritier, lui permettait enfin de rejoindre la maison paternelle qu'il avait quittée presque enfant, et où il revenait majeur.
Après le premier attendrissement et les premières questions, M. Isidore Berton proposa à Camille de repartir sur le champ pour la campagne qu'il habitait près de Ribeauvillé; celui-ci, pressé de revoir le logis où il était né, accepta; le cabriolet fut attelé, et tous deux se remirent en route.
Il y a dans ces premières entrevues, à la suite d'une longue absence, un certain embarras curieux qui entrecoupe l'entretien de silences involontaires. Désaccoutumés l'un de l'autre, on s'étudie, on s'observe, on s'efforce de découvrir les changements que le temps a dû apporter aux idées comme aux personnes; on recherche le passé dans le présent avec une sorte d'incertitude inquiète. M. Berton surtout était anxieux de connaître le jeune homme qui lui revenait à la place de l'enfant qu'il avait vu partir. Pareil au médecin qui examine un malade, il l'interrogeait lentement, observait chacune de ses impressions, et analysait ses moindres paroles.
Tout en continuant son étude, il finit pourtant par se laisser emporter au courant de la conversation, et se mit à lui parler de ses propres goûts et de ses occupations depuis son départ.
Le propriétaire de Ribeauvillé n'était ni un savant ni un artiste; mais, impuissant à produire, il aimait ce qu'avaient produit les autres; c'était un miroir qui, sans rien créer, reflétait la création ! Aucun élan de l'intelligence ne lui était indifférent, aucune émotion étrangère. Il s'intéressait à toutes les découvertes, s'associait à toutes les tentatives, encourageait tous les efforts. Pour lui, vivre n'était point seulement entretenir l'étincelle que Dieu a mise en chacun de nous, mais l'accroitre et l'enflammer aux autres étincelles. Grâce aux loisirs que lui faisait un riche patrimoine, son activité avait pu se développer librement, en dehors des préoccupations du besoin. N'étant enchaîné sur aucune route, il les avait parcourues toutes à la suite des travailleurs, soutenant leur courage par ses récompenses ou ses sympathies. L'Alsace l'avait vu à la tête de chaque entreprise formée au profit des lettres, des sciences ou des arts, et les musées de Strasbourg avaient été enrichis par ses présents.
Dans ce moment encore, il faisait exécuter des fouilles dispendieuses aux flancs d'une colline, où quelques vestiges de poteries antiques avaient été découverts. II montra, en passant, à son fils, la butte romaine, et lui raconta comment, pour l'acquérir de son possesseur, il avait donné, en échange, un arpent de ses meilleurs prés.
Camille parut surpris.
- Tu trouves que je suis bien fou, n'est-ce pas ? demanda M. Berton qui l'observait.
- Pardon, mon père, dit le jeune homme, je m'étonne seulement du marché.
- Pourquoi cela ?
- Parce qu'il me semble qu'en toute chose, on doit avoir égard à l'utilité, et que cette colline aride ne peut valoir un arpent de prés.
- Je vois que tu n'es pas archéologue.
- Il est vrai; je n'ai jamais bien compris ce que prouvent de vieilles poteries, et quel intérêt on peut prendre à des générations éteintes.
M. Berton regarda son fils, mais ne répondit rien. Jaloux de le connaître à fond, il ne voulait pas effaroucher sa confiance par un débat. Il y eut quelques instants d'un silence qui fut tout à coup interrompu par le cri de Camille. Il venait d'apercevoir au loin, parmi les arbres, le manoir dont il avait reconnu la grande tourelle.
- Ah oui, c'est mon observatoire, dit son père en souriant; car je ne suis pas seulement antiquaire, mon pauvre ami, je me suis fait, de plus, astronome.
- Vous, mon père !
- J'ai transformé notre tourelle en cabinet de travail, et j'y ai braqué un télescope avec lequel j'examine ce qui se passe dans les astres.
- Et vous trouvez plaisir à vous occuper de choses qui sont hors de votre portée, auxquelles vous ne pouvez rien changer, et qui ne vous rapportent rien ?
- Cela emploie le temps, dit M. Berton, qui continuait à éviter une discussion sérieuse. Du reste, tu en verras bien d'autres. L'ancienne basse-cour a été transformée en volière, et le verger en jardin botanique.
- Tous ces changements ont dû vous coûter fort cher.
- Et ne me rapportent rien.
- C'est-à-dire alors que vous les condamnez vous-même.
- Je ne dis pas non; mais nous voici arrivés : descendons.
Le palefrenier accourut pour prendre les rènes, et nos deux voyageurs le laissèrent conduire le cabriolet aux remises, tandis qu'ils entraient au manoir.
Camille trouva le vestibule encombré de vieilles armures, d'échantillons géologiques et d'herbiers relatifs à la flore alsacienne.
- Tu cherches une patère pour ton manteau ? dit M. Berton, qui le voyait regarder autour de lui avec une sorte de désappointement; cela serait, en effet, plus utile que mes curiosités; mais passons au salon.
Le salon était orné, depuis les plinthes jusqu'aux corniches, de peintures, de dessins rares ou de médailliers. Le propriétaire voulut faire admirer quelques cadres à son fils; celui-ci s'excusa sur son ignorance.
- Au fait, tout cela n'a pas grande importance, dit M. Berton avec bonhomie; nous sommes de grands enfants que les curiosités amusent; mais je vois avec plaisir que tu as pris la vie par le côté pratique.
- Je le dois à mon oncle Barker, fit observer Camille avec une modestie un peu théâtrale; il se plaignait souvent du temps et des trésors dépensés pour les frivoles merveilles de l'art, et cherchait en vain quel profit l'humanité pouvait tirer d'un papier noirci ou d'une toile peinte.
Ils furent interrompus par l'arrivée d'un domestique qui annonçait le dîner et qui remit à M. Berton un livre nouveau arrivé par la poste : c'était l'œuvre impatiemment attendue d'un poète favori. Il se mit d'abord à la parcourir; mais s'arrêtant tout à coup et refermant le livre :
- Allons, dit-il, ne vais-je pas retarder ton diner pour des vers ! L'oncle Barker ne me l'aurait point pardonné.
- J'en ai peur ! répondit Camille en souriant; car il avait coutume de demander à quoi servent les poèmes.

("Les Choses Inutiles")
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La grand-mère Charlotte avait été jeune aussi dans son temps, ce qu'on avait peine à croire quand on voyait ses mèches grises et son nez crochu toujours en conversation avec son menton; mais ceux de son âge disaient qu'aucune jeune fille n'avait eu meilleur visage, ni l'humeur plus inclinée à la gaieté.
Par malheur, Charlotte était restée seule, avec son père, à la tête d'une grosse ferme plus arrentée de dettes que de revenus; si bien que l'ouvrage succédait à l'ouvrage, et que la pauvre fille, qui n'était point faite à tant de soucis, tombait souvent en désespérance, et se mettait à ne rien faire pour mieux chercher le moyen de faire tout.
Un jour donc qu'elle était assise devant la porte, les deux mains sous son tablier comme une dame qui a des engelures, elle commença à se dire tout bas :
- Dieu me pardonne, la tâche qui m'a été faite n'est point d'une chrétienne ! Et c'est grand'pitié que je sois seule tourmentée, à mon âge, de tant de soins ! Quand je serais plus diligente que le soleil, plus leste que l'eau et plus forte que le feu, je ne pourrais suffire à tout le travail du logis. Ah ! Pourquoi la bonne fée Vert-d'Eau n'est-elle plus de ce monde, ou que ne l'a-t-on invitée à mon baptême ? Si elle pouvait m'entendre et si elle voulait me secourir, peut-être sortirions-nous, moi de mon souci, et mon père de sa malaisance.
- Sois donc satisfaite, me voilà ! interrompit une voix.
Et Charlotte aperçut devant elle la mère Vert-d'Eau qui la regardait, appuyée sur son petit bâton de houx.
Au premier instant, la jeune fille eut peur, car la fée portait un habillement peu en usage dans le pays: elle était vêtue tout entière d'une peau de grenouille dont la tête lui servait de capuchon, et elle-même était si laide, si vieille et si ridée, qu'avec un million de dot elle n'eût pu trouver un épouseur.
Cependant Charlotte se remit assez vite pour demander à la fée Vert-d'Eau, d'une voix un peu tremblante, mais très polie, ce qu'elle pouvait faire pour son service.
- C'est moi qui viens me mettre au tien, répliqua la vieille; j'ai entendu ta plainte, et je t'apporte de quoi sortir d'embarras.
- Ah ! Parlez-vous sérieusement, bonne mère ? s'écria Charlotte, qui se familiarisa tout de suite; venez-vous pour me donner un morceau de votre baguette avec lequel je pourrai rendre tout mon travail facile ?
- Mieux que cela, répondit la mère Vert-d'Eau; je t'amène dix petits ouvriers qui exécuteront tout ce que tu voudras bien leur ordonner.
- Où sont-ils ? s'écria la jeune fille.
- Tu vas les voir.
La vieille entrouvrit son manteau et en laissa sortir dix nains de grandeur inégale.
Les deux premiers étaient très courts, mais larges et robustes.
- Ceux-ci, dit-elle, sont les plus vigoureux; ils t'aideront à tous les travaux et te donneront en force ce qui leur manque en dextérité. Ceux que tu vois et qui les suivent sont plus grands, plus adroits; ils savent traire, tirer le lin de la quenouille, et vaqueront à tous les ouvrages de la maison. Leurs frères, dont tu peux remarquer la haute taille, sont surtout habiles à manier l'aiguille, comme le prouve le petit dé de cuivre dont je les ai coiffés. En voici deux autres, moins savants, qui ont une bague pour ceinture, et qui ne pourront guère qu'aider au travail général, ainsi que les derniers, dont il faudra estimer surtout la bonne volonté. Tous les dix te paraissent, je parie, bien peu de chose; mais tu vas les voir à l'œuvre, et tu en jugeras.
À ces mots, la vieille fit un signe, et les dix nains s'élancèrent. Charlotte les vit exécuter successivement les travaux les plus rudes et les plus délicats, se plier à tout, suffire à tout, préparer tout. Émerveillée, elle poussa un grand cri de joie, et, étendant les bras vers la fée :
- Ah ! Mère Vert-d'Eau, s'écria-t-elle, prêtez-moi ces dix vaillants travailleurs, et je ne demande plus rien à celui qui a créé le monde !
- Je fais mieux, répliqua la fée, je te les donne; seulement, comme tu ne pourrais les transporter partout avec toi sans qu'on t'accusât de sorcellerie, je vais ordonner à chacun d'eux de se faire petit et de se cacher dans tes dix doigts.
Quand ceci fut accompli :
- Tu sais maintenant quel trésor tu possèdes, reprít la mère Vert-d'Eau; tout va dépendre de l'usage que tu en feras. Si tu ne sais point gouverner tes petits serviteurs, si tu les laisses s'engourdir dans l'oisiveté, tu n'en tireras aucun avantage; mais donne-leur une bonne direction, de peur qu'ils ne s'endorment, ne laisse jamais tes doigts en repos, et le travail dont tu étais effrayée se trouvera fait comme par enchantement.
La fée avait dit vrai, et notre grand-mère, qui suivit ses conseils, vint non seulement à bout de rétablir les affaires de la ferme, mais elle sut gagner une dot avec laquelle elle se maria heureusement, et qui l'aida à élever huit enfants dans l'aisance et l'honnêteté.

("Les Dix Travailleurs de la Mère Vert-d'Eau")
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La veuve Mauvaire avait subi de rudes épreuves. Son fils aîné, le véritable soutien de la famille, était mort dans un naufrage, laissant quatre enfants à la charge de la vieille femme. Ce malheur avait arrêté et peut-être rompu le mariage de sa fille Clémence, en même temps qu'il dérangeait les projets de son fils Martin, qui avait dù quitter ses études tardives pour venir reprendre sa part des travaux de la ferme.
Mais, au milieu de l'inquiétude et de l'abattement de la pauvre famille, une espérance rayonna tout à coup ! Une lettre écrite de Dieppe annonça le retour d'un beau-frère de la veuve, parti depuis vingt ans. L'oncle Bruno revenait avec quelques curiosités du Nouveau-Monde, ainsi qu'il le disait lui-même, et dans la résolution de s'établir à Dieppe.
Sa lettre faisait, depuis la veille, l'objet de toutes les préoccupations. Bien qu'elle ne renfermât rien de précis, le fils Martin, qui avait de la lecture, y reconnut le style d'un homme trop libre et de trop bonne humeur pour ne pas s'être enrichi. Évidemment, le marin revenait avec quelques tonnes d'écus, dont il ne refuserait pas de faire part à sa famille.
Une fois en route, l'imagination marche vite. Chacun ajouta ses suppositions à celles de Martin; Julienne elle- même, la filleule recueillie par la veuve, et qui habitait la ferme, moins comme servante que comme parente d'adoption, Julienne se mit à chercher ce que l'oncle d'Amérique pourrait lui donner.
- Je lui demanderai un caraco de drap et une croix d'or, dit-elle après une nouvelle lecture de la lettre que Martin venait de faire tout haut.
- Ah ! dit la veuve en soupirant, si mon pauvre Didier vivait, voilà qu'il eût trouvé un protecteur.
- Il y a toujours ses enfants, marraine, fit observer la jeune fille, sans compter mam'selle Clémence, qui ne refuserait pas une dot.
- Pourquoi faire ? dit Clémence, en secouant tristement la tête.
- Pourquoi ? répéta Julienne; mais pour que les parents de M. Mare n'aient plus rien à dire. Ils ont eu beau embarquer leur fils, à cette fin d'empêcher le mariage; si l'oncle Bruno le veut, allez ! Le futur sera bientôt de retour.
- Reste à savoir s'il a envie de revenir, objecta la jeune fille à demi-voix.
- Eh bien ! Si ce n'est pas lui, tu en trouveras un autre, dit Martin, qui ne voyait que le mariage de sa sœur, tandis que celle-ci voyait surtout le mari. Avec un oncle d'Amérique, on trouve toujours une bonne alliance. Qui sait même s'il n'a pas encore avec lui quelque compagnon de fortune, quelque millionnaire dont il voudra se faire un neveu ?
- Oh ! J'espère bien que non ! s'écria Clémence effrayée; rien ne presse pour mon mariage.
- Ce qui presse, c'est de trouver une place pour ton frère, reprit la veuve d'un ton chagrin.
- Monsieur le comte me fait toujours espérer la recette de ses fermes, objecta Martin.
- Mais il ne se décide pas, reprit la vieille femme. En attendant, le temps se passe et le blé se mange. Les grands seigneurs ne savent pas ça; leur esprit est au plaisir, et, quand ils se rappellent le morceau de pain qu'ils vous ont promis, vous êtes déjà mort de famine.
- Nous n'aurons plus ça à craindre avec l'amitié de l'oncle Bruno, dit Martin. Il n'y a pas à se tromper; sa lettre dit : "J'arriverai demain à Omonville, avec tout ce que je possède". Ce qui signifie qu'il ne compte pas nous oublier.
- Il doit être en route, interrompit la veuve, il peut arriver à chaque instant. Avez-vous bien tout préparé, Clémence ?
La jeune fille se leva et montra le buffet garni avec une abondance inaccoutumée. Près d'un gigot de mouton qu'on venait de retirer du four, se dressait un énorme quartier de lard fumé, flanqué de deux assiettes de fouasses de froment et d'une terrine de crème douce. Plusieurs pots de maître-cidre complétaient ce menu, qui fit pousser aux enfants des cris d'admiration et de convoitise. Julienne parla, en outre, d'un potage aux pommes et d'une tartine au beurre qui migeotait près du feu.
La veuve choisit alors dans son armoire à linge une nappe et des serviettes jaunies par le manque d'usage. La jeune servante prit dans le vaisselier les assiettes les moins ébréchées et commença à mettre le couvert, en plaçant au haut bout de la table l'unique cuiller d'argent que possédât la famille.
On achevait ces préparatifs, lorsqu'un des enfants qui faisait le guet au dehors se précipita dans la maison en criant :
- Le voici ! Le voici !
- Qui cela ? demanda-t-on de toutes parts.
- Eh bien ! Parbleu ! L'oncle Bruno, répondit une voix forte et joviale.
La famille entière se retourna. Un matelot venait de s'arrêter sur le seuil et restait encadré dans la baie de la porte subitement ouverte; il tenait sur le poing droit un perroquet vert, et de la main gauche un singe de moyenne espèce.
Les petits enfants épouvantés se sauvèrent dans le giron de la grand-mère, qui ne put elle-même retenir un cri. Martin, Clémence et la servante regardaient stupéfiés.
- Comment ! Est-ce qu'on a peur de ma ménagerie ? reprit Bruno en riant. Allons, braves gens, remettez-vous le cœur, et qu'on s'embrasse; je viens de faire trois mille lieues pour ça !
Martin se hasarda le premier; puis vinrent Clémence, la veuve et les plus grands de ses petits-fils; mais rien ne put décider la petite-fille ni le cadet à s'approcher.
Bruno s'en dédommagea en embrassant Julienne.
- Par ma foi ! J'ai cru que je n'arriverais jamais, reprit-il; savez-vous, maman Mauvaire, qu'il y a une bonne bordée à courir de Dieppe à votre satanée maison ?
Martin remarqua alors les chaussures du marin qui étaient couvertes de poussière.
- Est-ce que l'oncle Bruno est venu à pied ? demanda-t-il tout surpris.
- Pardieu ! Voudrais-tu que je fusse venu en canot à travers vos champs de blé ? répondit le matelot gaiement.
Martin se tourna vers la porte :
- Mais... Les bagages ?... hasarda-t-il.
- Mes bagages, je les ai sur moi, dit Bruno. Un marin, mon petit, ça n'a besoin pour garde-robe que d'une pipe et d'un bonnet de nuit.
La veuve et les enfants se regardèrent.
- Pardon, objecta le garçon; mais, d'après la lettre de l'oncle, j'avais cru...
- Quoi donc ? Que j'arrivais avec un vaisseau à trois ponts ?
- Non, reprit Martin, qui s'efforça de rire agréablement, mais avec vos malles... pour un long séjour; car vous nous aviez fait espérer que vous resteriez longtemps.
- Moi ?
- La preuve, c'est que vous nous avez dit venir avec tout ce que vous possédiez.
- Eh bien, le voilà, tout ce que je possède ! s'écria Bruno : mon singe et mon perroquet.
- Quoi ! C'est tout ? s'écria la famille d'une seule voix.
- Avec mon coffre de matelot, où il y a pas mal de bas sans pieds et de chemises dépouillées de manches ! Mais on n'en est pas plus triste pour ça, les enfants. Tant que la conscience et l'estomac sont en bon état, le reste n'est qu'une farce ! Faites excuse, belle-sœur; je vois là du cidre, et vos quatre lieues de chemin de terre m'ont desséché le gosier. Houp ! Rochambeau, salue les parents.
Le singe fit trois gambades, puis alla s'asseoir un peu plus loin, en se grattant le museau. Le marin, qui avait gagné la table, se servit à boire.
La famille paraissait consternée. En voyant le couvert mis, Bruno s'était assis sans façon et avait declaré qu'il mourait de faim. Bon gré, mal gré, il fallut servir la soupe aux pommes et le lard fumé qui avait été aperçu; mais la veuve Mauvaire referma le buffet sur le reste.

("L'Oncle d'Amérique")
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Elle en était à cette mosaïque de nouvelles séparées et souvent contradictoires, groupées sous le titre commun de "faits divers". Charles, qui avait d'abord paru distrait, finit par prêter attention comme malgré lui. La jeune fille, après plusieurs annonces de vols, d'incendies et d'accidents, arriva à l'article suivant :
- "Un pauvre colporteur de Besançon, nommé Pierre Lefèvre, voulant, à tout prix, faire fortune, conçut la pensée de partir pour l'Inde, qu'il avait entendu citer comme le pays de l'or et des diamants. Il vendit donc le peu qu'il possédait, gagna Bordeaux et s'embarqua en qualité d'aide de cuisine sur un navire américain. Dix-huit ans s'écoulèrent sans qu'on eût entendu parler de Pierre Lefèvre. Enfin, ses parents viennent de recevoir une lettre qui annonce son prochain retour. Elle leur fait savoir que l'ex-colporteur, après des fatigues inexprimables et des retours de fortune inouïs, arrive en France, borgne et manchot, mais propriétaire d'une fortune que l'on évalue à deux millions."
Charles, qui avait écouté l'article avec une attention croissante, ne put retenir une exclamation.
- Deux millions ! répéta-t-il émerveillé.
- Ça pourra lui servir à acheter un œil de verre et un bras mécanique, fit observer le vieux soldat ironiquement.
- En voilà du bonheur ! reprit l'ouvrier, qui n'avait point écouté la réflexion de son oncle.
- Et qu'il ne s'est pas procuré à crédit, ajouta l'invalide.
- "Dix huit années de fatigues inexprimables !" répéta Suzanne en appuyant sur les expressions du journal.
- Qu'importe, quand il y a la fortune au bout ? répliqua Charles avec vivacité; ce qui est difficile, ce n'est ni d'entreprendre une mauvaise route, ni de supporter le mauvais temps pour atteindre un bon gite, mais de marcher pour n'arriver nulle part.
- Ainsi, reprit la jeune fille dont les regards s'étaient levés timidement sur son cousin; ainsi vous enviez le sort du colporteur ? Vous donneriez toutes vos années de jeunesse, un de vos yeux, une de vos mains...
- Pour deux millions, interrompit Charles; très certainement ! Vous n'avez qu'à me trouver un acheteur à ce prix, Suzanne, et je vous assure une dot pour épingles.
La jeune fille détourna la tête sans répondre; son cœur s'était serré et une larme gonfla ses paupières. Vincent se tut également; mais il s'était remis à tordre sa moustache d'un air morose.
Il y eut un long silence : chacun des trois acteurs de cette scène poursuivait en lui-même sa pensée.
Le bruit de l'horloge qui sonnait huit heures arracha Suzanne à sa préoccupation. Elle se leva vivement et se mit à préparer le couvert pour le repas du soir.
Il fut triste et court.

("Le Trésor")
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Resté seul, José Fuez d'Alcantra ne put s'empêcher de penser à la longue série de contrariétés et d'accidents qui avait jusqu'alors entravé sa vie.
- J'ai vainement tout essayé, se dit-il; le hasard est sans cesse venu traverser mes espérances et m'a fait l'esclave des événements. Ah ! Combien est heureux celui qui peut toujours suivre sa fantaisie, dominer les circonstances, et rester roi de sa vie, au lieu de la soumettre à toutes les personnes et à toutes les occasions !
Comme ces réflexions le faisaient tomber dans une sombre tristesse, il chercha à s'en distraire en ouvrant un des livres laissés par le docteur Maure; c'était un exposé du système de la nature, écrit en latin. José parcourut quelques pages, puis choisit un autre volume qui traitait des sciences occultes, et enfin un troisième relatif au grand œuvre.
Le choix de ces livres indiquait clairement que le vieux Maure était un alchimiste, peut-être un necromancien ! Car, à cette époque, il n'était point rare de trouver des hommes, surtout en Espagne, qui avaient étudié l'art de "soumettre les puissances invisibles".
Rendu curieux par ses premières recherches, Don José passa des livres aux manuscrits. Il en parcourut plusieurs qui paraissaient ne contenir que des instructions générales sur la transmutation des métaux; mais enfin il trouva enfermé dans un étui de plomb un rouleau de parchemin dont les premières lignes le frappèrent: c'étaient des recettes magiques servant à accomplir certains prodiges, tels que de se rendre invisible, de se transformer à volonté, de franchir en un instant les plus grandes distances !
Enfin il arriva à un paragraphe qui avait pour titre : "Moyen de faire que votre désir devienne loi souveraine et s'accomplisse à l'instant !"
Le jeune docteur fit un bond de joie.
- Par la vraie croix ! s'écria-t-il. Si le moyen réussit, je n'en demande point davantage. Obtenir que notre desir devienne loi souveraine ! N'est-ce point là le dernier terme de la félicité terrestre ? Voyons seulement si l'on peut atteindre ce but sans compromettre son âme.
Il lut la recette indiquée dans le manuscrit et n'y trouva rien de contraire à la foi. Il suffisait, pour acquérir le don promis, de prononcer, avant de s'endormir, certaine prière, et de boire le contenu d'un petit flacon caché au fond de l'étui de plomb.
José chercha ce flacon, le déboucha, et vit qu'il renfermait quelques gouttes d'une liqueur noire et odorante. Il hésita un instant, non qu'il doutât de la puissance de la formule et du philtre, ses opinions à cet égard étaient celles de son époque; mais il voulait être sûr de ne point se tromper. Il relut donc, sur le rouleau, les lignes déjà déchiffrées, et, de plus, le post-scriptum qu'il n'avait point remarqué d'abord. Ce post-scriptum ne renfermait que ces mots :
"Notre impuissance est une barrière providentielle opposée par Dieu à notre folie."
- Bon, bon, murmura-t-il, le vieux docteur aimait, comme ceux de sa race, à farcir toute chose des lieux communs de morale; mais, pour le moment, je n'ai que faire de ses sentences, et je préfère essayer sa recette.
À ces mots, il porta le flacon à ses lèvres, et prononça la longue formule qui était indiquée. Il l'avait à peine achevée que ses yeux se fermèrent et qu'il s'endormit.
...
Don José ne savait pas depuis combien de temps durait ce sommeil, lorsqu'il lui sembla que le jour pénétrait par sa lucarne. Il se souleva avec effort et demeura quelque temps dans cet état de demi-lucidité qui précède le réveil. Enfin ses idées s'éclaircirent; la vue du rouleau de parchemin et du flacon vide lui rappela ce qui était arrivé la veille; mais comme il ne vit rien de changé, soit en lui, soit autour de lui, il crut que la recette du docteur Maure n'avait point agi.
- Allons, dit-il en soupirant, c'était encore une illusion; je me réveille dans mon grenier avec mon unique pourpoint et ma bourse vide ! Cependant Dieu sait si, en m'endormant, j'ai désiré la trouver remplie !...
Il n'acheva pas : ses regards venaient de rencontrer la poutre à laquelle il avait accroché ses habits et de s'arrêter sur sa bourse de cuir, qui pendait de la poche de son haut-de-chausses, toute gonflée d'écus d'or !
Il se redressa en tressaillant, se frotta les yeux, avança la main pour saisir la bourse et la vida sur son lit... C'étaient bien des écus d'or !... Plus d'écus d'or qu'il n'avait jamais possédé à la fois de maravédis ! Le philtre venait de produire son effet; il avait désormais le pouvoir de réaliser tous ses désirs !

("Le Parchemin du Docteur Maure")
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Un matin que Cloffer était occupé à achever une statuette qui lui avait été demandée, le journaliste qu'il avait rencontré chez de Riol un mois auparavant entra dans sa chambre.
Charles Duvert apportait la Revue dans laquelle venait de paraître l'article promis.
- Je ne sais si vous en serez content, dit-il, mais il a fait sensation.
- Je suis pressé de savoir ce que vous aurez trouvé à dire d'un pauvre découpeur de sapin comme moi, répliqua Herman en ouvrant le journal.
- J'espère vous avoir bien posé, fit observer Duvert.
- Je ne puis comprendre par quel moyen.
- Lisez.
Cloffer s'approcha de la fenêtre, et se mit à parcourir l'article. C'était une étude fantastique dans laquelle, sous prétexte d'analyser le talent de l'artiste inconnu, on faisait de sa vie un roman plein de circonstances merveilleuses, et aussi nouvelles pour Herman lui-même que pour le public. Charles Duvert s'aperçut de l'étonnement du jeune Allemand.
- J'en étais sûr ! s'écria-t-il en riant; voilà une biographie, maister, à laquelle vous ne vous attendiez point; j'ai fait de vous un héros à la manière d'Hoffmann.
- En effet. dit Herman blessé, et je ne puis deviner la cause...
- La cause, mon grand homme, c'est la sottise du public, qui n'aime que les contes de fées ! Un artiste dont la vie ressemblerait à celle de tout le monde ne piquerait point la curiosité; il faut que l'on puisse raconter son histoire. Si j'étais à recommencer mes débuts, voyez-vous, je m'annoncerais comme un Gaspard Hauser ou comme un sauvage de l'Orénoque, plutôt que de me donner pour le fils de mon père. Rappelez-vous le succès de Paganini; eh bien, de cette foule qui se pressait à sa suite, un tiers à peine accourait pour l'entendre; le reste venait voir l'homme dont les bizarres aventures avaient rempli les feuilletons, et dont le génie était, disait-on, le résultat d'un pacte avec Satan.
- Ainsi, reprit Herman étonné, le mensonge est la première condition de la gloire ?
- Non, mais de la célébrité, maister. La gloire est une chercheuse qui n'a point besoin de tout ce bruit, et qui va prendre le grand homme dans son coin obscur ou même dans sa tombe. Elle eût passé quelque jour par votre Forêt-Noire, demain peut-être, peut-être dans cent ans, et elle eût inscrit votre nom sur ses grandes tables; mais ici il s'agit seulement de succès et de fortune. Nous faisons de l'art comme on fait des affaires, et la première condition pour tout marchand est d'avoir une enseigne qui puisse attirer l'acheteur. Vous verrez sous peu l'effet de mon article.
Dans ce moment le portier de l'hôtel entra, en annonçant que M. Lorieux demandait à voir le jeune sculpteur.
- Lorieux ! repéta Duvert; qu'est-ce que je disais ? Il a lu le journal, et vient vous faire quelque commande.
- Vous pensez ?
- J'en suis sûr. Mais tenez-vous bien, maister : plus il paiera cher, plus il croira à votre talent.

("Le Sculpteur de la Forêt Noire")
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