Vladimir Makanine:
Assan, la guerre et la vie .
Entretien avec l'écrivain russe
Vladimir Makanine, en mars 2013, quelque jours après la remise du Prix européen de littérature à Strasbourg, à propos d'
Assan, son dernier livre traduit ( éditions Gallimard), de son regard sur la guerre de Tchétchénie, la corruption, et de la littérature en climats politiques divers.. Entretien réalisé par
Dominique Conil et
Sophie Dufau pour Mediapart. Traduit par
Christine Zeytounian-Beloüs.
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La rancoeur sociale, pour peu qu'elle affleure, rend tout le monde plus primitif et plus méchant.
On peut dissimuler une infinité de choses (lui expliqua le vieil Arsenievitch) dans l'espace entre deux mots. C'est là que l'auteur enfouit son superflu. Tout le sens de l'écriture est dans la brèche exiguë mais insondable qui se forme entre les mots. Des univers entiers s'y trouvent engloutis, des époques, des civilisations...Sans laisser de trace. Ce perfide goulet d'étranglement entre deux vocables...C'est de ce passage étroit qu'est née la dynamique de l'écriture. Que toute la littérature a surgi, et après elle (en elle) que s'est élevé l'esprit et forgée la pensée.
Prisonnier au Caucase
La capture
Un officier, jeune homme de bonne maison en service au Caucase, qui se nommait Jiline, reçut un jour une lettre de sa mère.
"Me voici vieille, écrivait-elle. Avant de mourir, je voudrais te revoir, mon enfant chéri. Viens me dire adieu. Quand tu m'auras mise en terre, va rejoindre ton poste et sers ton pays, sous la protection de Dieu. A propos je t'ai trouvé une fiancée. Elle est intelligente, jolie et elle a du bien. Au cas où elle te plairait, tu pourrais l'épouser et alors tu ne repartirais pas"
Réduit en bouillie.
Et Dieu me reproche cette bouillie et m’arrête. Ne te bats pas… Dieu me souffle une troisième voie.
Assez de sang, commandant Jiline… Tu n’es pas un guerrier ni un vengeur. Tu es une une honnête petite merde. Et bien que tu ne sois rien ni personne, tu ne crèveras pas tout de suite dans ce bordel sanglant et imprévisible qui a déjà commencé… Négocie… Le commerce, c’est ta seule chance de survie.
Propose… et vends… C’est la seule façon de s’y prendre avec ceux qui s’agitent… Ta mission sur cette terre !
Je franchis le portail. Ah!... les camions et les blindés sont partis... personne.
Le regard a soif de vide. A la sortie des entrepots, quand il n'y a pas de véhicules, la vue s'ouvre sur les lointains. Un espace vacant. L'oeil désire l'infini. Ou à défaut cette poussière à moitié transparente. Derrière laquelle l'infini se cache, mais pas totalement... joue à cache-cache avec toi...
Accroupie, si pliée que ses genoux dépassent ses épaules, Gina regardait, les yeux grands ouverts ; elle le regarde boire comme elle aurait regardé boire une bête sauvage. Jiline lui rend la cruche. Elle se lève d'un bond, un bond léger de biche effrayée ..
Et tout à coup, dans un élan d'inspiration, je me suis mis à parler de nous autres, les unders, demeurés fidèles à nous mêmes et à notre honnète (j'insistais sur le mot) clandestinité.
- Vivre dans l'underground, rester dans l'underground en cette toute fin de siècle : ça en impose, hein? m'extasiais-je.
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Une bande de laquais, de sacrés enfants de pute, ainsi qualifierais-je la confrérie littéraire, ceux qui avaient trahi notre idéal; comme ils y tenaient, à leurs appartements et à leurs datchas de fonction ! Et tous ces foutriquets d'anciens secrétaires de l'Union, qu'ils soient de gauche ou de droite, qui nageaient dans la verdure (les billets verts, roubles et dollars) et qui ouvraient leurs propres maisons d'édition ! Et Monsieur X, et Madame Y qui se pavanaient aux réceptions d'ambassade : il leur arrivait même de dormir sur place quand ils avaient trop bu; on gardait toujours un divan dans l'antichambre pour les écrivains russes ivres morts, un vieux divan couvert de vomi, une future pièce de musée !
Il n'a pas besoin de la pelle ni du pic pour le moment. La pioche, en revanche, lui est tout de suite utile : ce n'est pas pour rien qu'il s'est donné tant de peine pour la ramener et qu'il se l'est presque enfoncée sous la clavicule. Il se met au travail. Cette idée légèrement douteuse est une sorte de dernier recours : à défaut de s'unir avec d'autres personnes, il peut au moins créer cet abri pour lui et sa famille, au cas où continuer à vivre en appartement deviendrait impossible. Klioutcharev creuse. Il retire son pull. Il ne veut pas s'arrêter avant d'avoir épuisé son regain d'énergie. Maintenant (toujours sans marquer de pause) il prend la pelle. La terre retombe en mottes et s'égrène ; Klioutcharev égalise l'espace grossièrement creusé à coups de pioche. Il taille soigneusement les angles et remarque que le résultat évoque pour le moment un terrier ou même le trou par lequel il a eu tant de peine à remonter. Oui, il copie malgré lui.
Mais Klioutcharev est incapable de supporter ce regard. "Mon enfant", pense-t-il, et il détourne les yeux. Son fils lui caresse le dos. Peut-être sait-il que sa voix est rauque et inarticulée, peut-être est-ce uniquement pour cette raison qu'il ne dit pas "Papa...". Mais c'est ce mot que son geste exprime en cet instant. Et très clairement.
Paradoxalement, la nature ne les pousse pas à se rassembler pour survivre, mais au contraire à rester séparés, à rentrer chacun dans son terrier, à se faire le plus petits possible pour qu’on ne les remarque pas, car ceux qui se dispersent et deviennent pareils à des grains de poussière ont davantage de chances de s’en sortir