Peut-être que ce sera pour cette nuit. A présent que Camille a eu le sien, combien sommes-nous parmi les quatrième à ne pas avoir eu notre mot? Un quart? Moins? difficile à dire tant la plupart des élèves ne se vantent pas d'avoir eu leur révélation?
- Vita, tu dirais quoi, toi ? Que la justice est juste ou injuste?
Il faut vraiment que je sois désespérée pour interroger un gosse de neuf ans en échec scolaire.
Vita se redresse sur son lit. Je le vois froncer les sourcils. – Kerry, il a un copain à l'école primaire du centre-ville, il dit que là-bas, il y a deux fois plus d'élèves qu'à Maurice-Ravel, et qu'ici les classes sont moins chargées parce qu'on est pauvres. Tu trouves juste, toi, que parce qu'on a pas d'argent, on a la maîtresse deux fois plus sur le dos?
– Je ne sais pas si c'est juste, Vita, mais c'est mieux. Crois-moi, pour toi, c'est bien.
- Ben moi, je trouve pas, marmonne Vitaly en replongeant sous sa couette.
Parce que l'espoir, c'est avant tout un shoot de joie à l'état brut, qui vous conduit là- haut, tout là-haut, loin de votre famille bancale et de votre cité pourrie. Et c'est la raison pour laquelle on a beau savoir à quel point il est dangereux, on a beau s'être fait avoir une fois, deux fois, trois fois, quand on le croise à nouveau il est quasiment impossible de lui résister!
- Tu m'aides à lire une histoire comme le maître il a dit ?
- Tu ne préfères pas qu'on écoute Cloclo ? me répond-elle ?
- N'importe quoi intervient Laura sur son canapé.
Elle est en train de mâchouiller une mèche de ses cheveux blonds en tournant les pages de son livre.
- Et si tu demandais plutôt à ta sœur ? me lance alors maman.
- Je ne peux pas, je suis occupée, grommelle Laura. ça se voit, non ?
- Eh bien demande à David, je suis sûr qu'il sera content, lui, propose maman en glissant un œil noir ) Laura.
Moi je voudrais bien, mais David n'est pas encore rentré de son école pour grands.
- Il n'est pas là, maman, je dis.
- Alors il faudra attendre qu'il rentre, répond maman. Moi je ne peux pas lire, j'ai perdu mes lunettes.
J'entends Laura Ricaner du fond de son canapé.
- Et c'est vrai que j'ai beau me fouiller la mémoire, je n'ai encore jamais vu maman avec des lunettes.
M. Lepers soupire et sort de sa poche un mouchoir grand comme un drap. Il le passe sur son front pour s'essuyer. M. Lepers a un front qui ressemble à une fontaine. Il coule tout le temps. C'est parce que mon maître est très gros, et qu'il fond par le visage.
Lorsque tu es seul à connaître ton mot, il résonne sans cesse en toi et c’est déjà difficile. Mais lorsque les autres le connaissent, il se met aussi à résonner en dehors. Soudain on ne te voit plus qu’au travers de ce mot. Par la force du regard des autres, tu finis par devenir la fille qui ne quittera plus jamais son tabouret, ou le garçon triste à pleurer si « rabat-joie » est ton mot.
Et je suis resté seul avec ma bonne nouvelle. Les bonnes nouvelles sont faites pour éclabousser les gens autour de soi des milliers d'étincelles de bonheur qu'elles contiennent.
Alors mes pieds redeviennent prisonniers de leurs baskets, et je vais rejoindre les autres candidats en coulisse, avec gravée dans la tête la caresse du ciel.
Un matin, tu te réveilles et le mot est devenu une évidence. Il résonne dans ta tête, dans ton cœur. Il a pris possession de la moindre cellule de ton corps. Il fait désormais partie de toi, il est gravé en toi. Pour toujours.
Et si réussir sa vie c'était justement ça:rendre le monde un peu plus beau,devenir jour après jour un meilleur humain ?