Pendant six mois Youri et les siens se retrouvèrent totalement isolés. Nul ne vint au campement. On ne se risquait au-dehors. Même lorsque le ciel était bleu et que l'on pouvait deviner au loin la présence blême des collines annonçant la montagne, il faisait si froid que fourrures, cuirs et laines en couches épaisses n'étaient pas d'un secours suffisant pour braver l'extérieur. Sous ce soleil de glace impuissant à réchauffer les cœurs, le souffle des bergers s'élevait quelques secondes avant de venir mourir en paquets de givre sur les poils nus de leur visage. Chaque tentative de sortie se soldait par un engourdissement général, une sensation d'être pénétré par le vide. Sûr de sa force, le froid s'immisçait partout, prenait les doigts, piquait les pieds, mordait la peau, envahissait les tripes et enfin l'âme, vaincue, se résignait au triomphe du néant.
"La vie a redémarré, pacifique et prodigue. La vie que j'ai connue. Jusqu'au Dzud, mon existence avait été facile si bien que, même si nous les avions évoqués parfois, je n'ai jamais interrogé véritablement mes parents à propos des guerres. La pudeur des nomades aussi sans doute, pour tout ce qui concerne les souvenirs douloureux, les a dissuadé de s'épancher. Nous n'en avons jamais sérieusement parlé. Je te pose donc la question à toi. Elle m'obsède. Comment la vie renaît-elle de chocs aussi violents ?
Tu nous crois donc si différents d’eux ? Laisse moi te dire la singularité des peuples, leur culture, leur langue, leurs parures ne sont qu’un folklore. Un vernis qui nous est propre et cher, dangereux enrobage s’il est mis en avant pour dresser des barrières entre nous. Il ne devrait jamais demeurer que façade. Certaines personnes ont compris cela, Oleg. Il est bon que ceux-là soient chefs
Il était une terre pauvre où vivaient d’humbles bergers nomades. Les hivers étaient si rudes que parfois le sol gelé devenait aussi dur que la pierre. La steppe infinie se fissurait comme une immense sécheresse saupoudrée de neige. Les sabots se brisaient sur le gel, les pâtures demeuraient sous la glace et les bêtes, amaigries, mouraient de faim, de froid et d’épuisement. Les moutons, créatures vulnérables, tombaient d’abord. Puis chevaux, vaches et bientôt, les cadavres durcis par le froid se figeaient dans ce duvet inerte. La plaine se changeait en un linceul paisible taché de car- casses. Ce phénomène avait pour nom « Dzud », ce qui signifiait «Mort», et c’est ainsi que les habitants de ces contrées désignaient ces hivers maudits où l’air se vidait, les étendues s’immobi- lisaient, le temps s’arrêtait. Le monde alors se composait de trois peuples, Aïgours, Tätours et Bögols, qui vivaient en camps, disséminés dans la plaine ou regrou- pés dans de petits villages. L’époque était pros- père, succédant à la pauvreté de toujours dans les steppes. La paix s’était installée comme une évidence après des guerres fratricides et les nomades pour la première fois ne souffraient ni ne manquaient. Les troupeaux atteignaient des tailles inconnues jusqu’alors: un instant, on s’était cru à l’abri. Brève illusion. Cette année-là, le Dzud le plus terrible de mémoire d’homme s’abattit.
Les étoiles, Oleg, sont comme des amis sur nos têtes. Ce sont des messagères. Vois celle-ci. Elle est toujours la première, se lève avant les autres, pour mourir aussitôt, emportée par le soleil. Elle reviendra demain avec l'aurore. Elle est utile pour savoir quand partir aux pâtures de bon matin et quand les quitter le soir venu.
Des légendes me sont parvenues pour ce qui concerne les livres. On dit qu’ils sont redoutables et que celui qui maîtrise la lecture possède une connaissance à la fois merveilleuse et maléfique. As-tu déjà entendu cela ?
Sous ce soleil de glace impuissant à réchauffer les cœurs, le souffle des bergers s'élevait quelques secondes avant de mourir en paquets de givre sur les poils nus de leur visage. Chaque tentative de sortie se soldait par un engourdissement général, une sensation d'être pénétré par le vide. Sûr de sa force, le froid s'immisçait partout, prenait les doigts, piquait les pieds, mordait la peau, envahissait les tripes et enfin l'âme, vaincue, se résignait au triomphe du néant.
Le lendemain, les tentes étaient pliées, les chevaux harnachés. La jument, le bétail et le maigre campement s’animèrent. Privilège d’aînesse, Youri installa Sergueï sur sa monture, qu’il mena par la bride à ses côtés. Le colporteur connaissait tous les itinéraires de ce monde. Il indiqua les routes et les raccourcis. Ainsi guidés, les quatre hommes longèrent les montagnes habitées par les chèvres sauvages, l’esprit happé par les cimes. La démesure des paysages les rendait immobiles aux sens humains, aussi, dans la monotonie des foulées qui bercent l’âme, le chemin passait au rythme lent des herbes cachées dans les pierres. Elles apparaissaient au loin, mousses et chardons en petites touffes hirsutes, approchaient timidement, compagnes d’un instant, et aussitôt retrouvaient leur vallée solitaire. Youri les observait avec tendresse s’accrocher à la rocaille, farouchement déterminées à vivre. Écorchées, comme eux, mais vivantes, mystérieusement épargnées, elles tâchaient elles aussi de survivre. Ému par cet instinct d’exister, l’idée le frappa que son propre camp, où il avait lui-même laissé femme et enfant, ne devait pas apparaître différemment aux rapaces depuis les airs. Constat sans appel : comme ces plantes à l’agonie, ils étaient les reliquats d’un monde éteint.
Dans les steppes, chevaucher seul était éprouvant. Pour se nourrir, il fallait chasser, cueillir les baies. Survivre occupait toute la place : puiser l'eau, rassembler le bois, dresser la tente, tenir les loups éloignés... Mais le plus éprouvant des dangers, c'était la solitude des espaces vides. Le rituel consistait d'abord à se connaître et à ne point se perdre dans les méandres de l'esprit.
Et puis certainement cette jalousie inavouée, car tandis que je courais la steppe brûlante en été, gelée en hiver, que je travaillais dur, il me semblait que les sédentaires se languissaient dans la volupté de tentes trop grandes et trop chauffées.