Nous avons, planquée là, entre les heures de travail et celles consacrées à la famille, une quantité de temps disponible que cherchent à capter le patron de Netflix et ses coreligionnaires de Twitter ou Facebook. En marge d'une conférence de presse organisée en 2017 au siège de la plateforme, Reed Hastings avait résumé l'affaire par cette formule habile : « Notre seul concurrent dans cette industrie, c'est le sommeil. »
Il faut relire cette phrase pour en mesurer toute la monstruosité. Une entreprise californienne s'estime en concurrence avec notre sommeil. Notre temps diurne ne suffit plus : elle veut pénétrer nos nuits et nos inconscients. (19-20)
Netflix court après notre attention parce que les millions d'heures de vues comptabilisées sur sa plateforme sont autant d'arguments à avancer aux publicitaires, qu'elle va désormais intégrer à son financement. C'est ce modèle économique qui a motivé son choix d'une diffusion dé-linéaire de ses programmes, laquelle a encouragé la pratique morbide du "binge watching".
Le seul rempart à son emprise totale sur nos vies est notre inconscient, nos nuits, nos temps réparateurs.
On résume : une entreprise de la Silicon Valley, dont le chiffre d'affaires s'élève à 31 milliards de dollars, et qui s'adonne à l'optimisation fiscale, a donc bénéficié d'une subvention attribuée par l'institution publique en charge du cinéma français, subvention qu'aucune logique ne justifiait. C'est David qui fait la courte échelle à Goliath : un contresens historique des missions redistributives du CNC. (43)
On connaît bien ces scènes de foules enfiévrées aux abords d’espaces commerciaux. Ce sont celles des Black Fridays au lendemain de Thanksgiving, celles des mouvements de panique devant les Apple Store, bref des scènes ordinaires de la dévoration capitaliste et d’une jeunesse qui s’oublie un peu.
Le studio ne pense rien puisque penser est une activité nécessairement sectorielle, qui lui vaudrait de perdre des parts de marché. Il est le média symptôme d'une époque qui a stigmatisé les clivages politiques et fait du commerce sa seule boussole. Une époque confusionniste, qui est la grande victoire idéologique des néo-libéraux, et dont les effets s'observent bien au-delà des seules entreprises privées de la Silicon Valley. Voyez les macronistes : ils peuvent bien faire réélire leur leader en avril à la faveur d'un front républicain tout en ouvrant les législatives à l'extrême droite en juin ; faire applaudir le personnel soignant et supprimer 5 700 lits d'hôpitaux en pleine crise sanitaire ; pleurer le désastre écologique et ratifier le traité de libre-échange CETA avec le Canada, qui aura pour conséquence d'augmenter les émissions de gaz à effet de serre ; chanter le progrès social et conditionner le RSA à un minimum d'activité. Leur logiciel est déréglé. Les idées n'y ont aucune matérialité ni conséquence. Elles flottent dans l'air, s'additionnent, se soustraient, s'annulent. Peu importe où ça pense, tant que ça fait recette. (34-35)
Chacun chez soi, contraints à l'enfermement, les cerveaux matraqués d'infos liées au virus, nous avons laissé Netflix entrer dans nos intimités de spectateurs, en modifier les usages, les heures, les passions. C'était plus qu'une opération industrielle pour le géant du streaming : une OPA sur les images et les imaginaires dont on n'a pas encore pris la pleine mesure. (9-10)
Notre seul concurrent dans cette industrie, c'est le sommeil.
Netflix vogue ainsi dans son monde sans ancrage ni conviction, un monde plastique dans lequel les idées se confondent autant que les images.
Le studio ne pense rien puisque penser est une activité nécessairement sectorielle, qui lui vaudrait de perdre des parts de marché. Il est le média symptôme d'une époque qui a stigmatisé les clivages politiques et fait du commerce sa seule boussole.
Le binge watching que favorise le modèle de diffusion délinéaire de Netflix est une expérience de la mort.
D'après Reed Hastings, la télévision et son modèle sont obsolètes. Le temps passé à attendre d'un à épisode à l'autre est un temps perdu. Un temps qui dévie le spectateur de la plateforme, qui le libère de ses programmes et l'autorise à penser ailleurs, penser tout court. Lui, Reed Hastings, croit au contraire qu'il faut retenir le spectateur, saisir son regard, l'arrimer sans cesse à la plateforme - l'aliéner.