Rachel Jedinak répond aux questions de Léa Salamé
Souvent, on me demande comment j’ai pu survivre à ce que j’ai traversé ; comment, enfant, on peut se remettre de l’indicible. Bien sûr, je n’ai pas eu le choix. Puisque j’étais en vie, puisque j’avais cette chance que tant d’autres n’avaient pas eue, il fallait bien continuer. Mais, en réalité, c’est autre chose. Partout, j’étais bien ; par tous, je me sentais entourée. […] Cet amour-là, profond et pluriel, m’a sauvée. J’ai traversé l’horreur avec la certitude qu’il y avait, au bout de tout, du beau, du familier.
Les survivants qui revenaient, on ne les laissait pas parler. Ils étaient des ombres sur le ciel bleu. Même moi, je me souviens, on me faisait taire : "Allez ! Allez ! On ne parle plus de ça, on parle de l’avenir !" Certaines personnes m’ont même dit : "Tu as de la chance d’être restée en vie, alors tais-toi !" Au-delà du chagrin des témoignages, c’était autre chose qu’on ne voulait pas concevoir. Le pays préférait oublier son histoire. Ignorer que les Français ne furent pas tous résistants. Que, ce matin de juillet 1942, ce n’était pas l’ennemi allemand qui était venu nous chercher, mais bien des policiers français.
Je garde de ce jour une terrible sensation de honte. Pas d’être juive, mais de devoir l’être avant toutes les choses que j’étais, et d’en être différente des autres.
La masse étoilée s’est mise en marche. Certains voisins se tenaient à leurs fenêtres. Je me souviens que nous croisions les premiers passants sur les trottoirs. Ils nous regardaient, ils observaient les centaines de Juifs qu’on emmenait. Certains riaient comme des diables, nous pointaient du doigt, nous disaient que c’était bien fait. Puis il y avait les autres. Je vois encore cette dame qui pleurait, tenant dans sa main la petite croix accrochée à son cou. Je distingue encore les traits de cet homme, la main sur la bouche de stupeur. J’avais huit ans, mais j’ai compris que les Parisiens n’étaient pas tous d’accord quant à notre sort.
Ma souffrance ne gît plus sur cette terre. J’en ai terminé avec elle. Alors, je la raconte. Pas pour pleurer, non, ni pour ressasser. Je me vois plutôt comme Elzéard, ce berger solitaire de Jean Giono qui plante des arbres pour peupler sa région aride.