Pierre DARDOT est philosophe et chercheur à l'université Paris-Ouest-Nanterre-La-Défense. Spécialiste du néolibéralisme, il est notamment lauteur de « La nouvelle raison du monde » et « Ce cauchemar qui n'en finit pas: Comment le néolibéralisme défait la démocratie », avec Christian Laval.
Dans cet entretien par Olivier Berruyer pour Élucid, Pierre Dardot explique de quelle manière une certaine élite a pensé la conversion des esprits au néolibéralisme, qui s'est imposé par la logique des pratiques. Il montre à quel point notre système est mal compris : le néolibéralisme n'est pas le « laissez-faire », c'est l'édification de règles strictes visant à imposer la concurrence et l'adaptation sans mesure à toute la société. Tout doit être géré comme une entreprise : de l'état à l'individu lui-même. Les effets sont profonds, et engendrent tout à la fois un malheur généralisé et des absurdités économiques.
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Les oligarques politiques et économiques ont imposé la solution à la crise : faire rembourser par la masse des salariés et des retraités les sommes engagées pour sauver le système financier de la faillite et relancer l’accumulation du capital. Une gigantesque spoliation impose ainsi aux populations de rembourser une dette qu’elles n’ont jamais contractée.
L’horizon du néolibéralisme est depuis longtemps le « zéro impôt » pour les grandes entreprises, compensés par le report de la totalité du fardeau fiscal sur les ménages pauvres et moyens.
Il n'y a plus en France de cloison étanche entre la haute finance privée et la haute finance publique. Toutes deux sont peuplées par les mêmes personnes. (...) On ne compte plus les directeurs et autres personnels du Trésor, de droite comme de gauche, qui sont passés à la banque privée. (...) Cette consanguinité de l'administration et de la banque permet de comprendre la logique interne qui commande la "politique unique" suivie par tous les gouvernements à l'égard de la concentration des banques ou des rémunérations des PDG. Du coup on saisit mieux ce qui, au cœur de l'appareil d’État, interdit toute lutte sérieuse contre la financiarisation de l'économie considérée comme une donnée naturelle incontournable.
Les guerres du néolibéralisme sont à la fois des guerres pour la concurrence et contre l’égalité.
La souveraineté étatique est une pièce maîtresse dans la construction d'une société de concurrence, et il serait illusoire de prétendre combattre la seconde en laissant de côté la première. L'expérience doit nous immuniser contre toute stratégie suicidaire de retournement contre l'adversaire de ses propres armes. L'État est tout sauf une « arme » à la disposition des dominés. Seule une politique radicalement non étatique, entendu comme politique du commun, nous faire échapper à l'emprise du marché et à la domination de l’État.
L’Union européenne fonctionne comme un empire du droit et c’est cette production normative qui fait sa formidable puissance.
Toute l'histoire des États modernes serait incompréhensible si l'on n'oubliait que la domination qu'ils ont exercées sur les populations a toujours pris les formes du droit. Même la colonisation a été légale.
Cette tragédie ne tient pas au fait que l'humanité ignore ce qui l'attend, elle tient à ce qu'elle est dominée par des groupes économiques, des classes sociales et des castes politiques qui, sans rien céder de leurs pouvoirs et de leurs privilèges, voudraient prolonger l'exercice de leur domination par l'entretien de la guerre économique, le chantage au chômage, la peur des étrangers.
Qui est dans l'Union ne peut invoquer la souveraineté populaire pour s'opposer à des règles ayant acquis une valeur constitutionnelle supérieure à toute volonté générale de citoyens : "Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens." (Jean-Claude Juncker, Le Figaro, 29 janvier 2015.)
La réalité la plus prosaïque s'impose aujourd'hui à nous : cet empire heureux qui entendait tourner la page des totalitarismes n'a pu se construire que dans le dos des peuples, par dépossession lente mais sûre des ressorts de la souveraineté populaire. (chapitre L'Union européenne ou l'Empire des normes).