Rentrée littéraire - "Samsara" de Patrick Deville - éditions du Seuil
Les deux héros de ce « roman sans fiction » semblent avoir vécu plusieurs existences. le jeune avocat londonien Mohandas Gandhi en redingote noire et chapeau haut-de-forme devint l'infatigable marcheur vêtu de drap blanc, tandis que Pandurang Khankhoje, lui aussi militant indépendantiste indien, bourlingua un peu partout dans le monde, du Japon à la Californie, combattant révolutionnaire au Moyen-Orient pendant la Première Guerre mondiale, par la suite exilé au Mexique et proche de la petite bande de Diego Rivera et de Frida Kahlo. Il deviendra alors un scientifique célèbre, mènera des recherches en agronomie comme Alexandre Yersin, le personnage principal de Peste & Choléra venu en Inde lors de la grande épidémie de peste.
Le « samsara » définit la grande roue des vies successives à travers la réincarnation. Et c'est bien dans une grande roue que nous entraîne Patrick Deville dans ce nouveau roman, vaste fresque peinte tambour battant, sur un rythme haletant, de l'Inde coloniale puis indépendante, à travers les deux figures fil rouge de Gandhi le pacifiste, et plus encore de Khankhoje le révolutionnaire cosmopolite.
C'est pendant une autre épidémie, récente, que le narrateur parcourt un pays devenu le plus peuplé du monde, depuis les contreforts de l'Himalaya jusqu'à la pointe extrême du sous-continent, à Kanyakumari au sud du Tamil Nadu. Il rencontre des historiens et des géographes, des écrivains et des étudiants, et grâce à eux essaie de comprendre un peu l'histoire des bouleversements souvent terribles qui se sont enchaînés, depuis l'installation du Raj britannique à Calcutta dans les années 1860 jusqu'à nos jours.
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Yersin est un homme seul. Il sait que rien de grand jamais ne s'est fait dans la multitude. Il déteste le groupe, dans lequel l'intelligence est inversement proportionnelle au nombre des membres qui le composent. Le génie est toujours seul. Le conseil atteint à la lucidité du hamster. Le stade à la perspicacité de la paramécie.
… l’autre grande escroquerie, mais davantage locale, étant le redoutable système concurrentiel et violent des multiples églises évangélistes comme celles qui soutenaient la candidature de Javier Bolsonaro au Brésil, se disputant l’âme et l’argent des fidèles pratiquant la spéculation immobilière jusqu’au meurtre.
Certains Indiens voient dans les étoiles les feux allumés par les hommes restés prisonniers là-haut, quand eux sont bien à l’abri en bas, chez Pachamama, la Terre mère.
Que peut-on demander de plus à un fils que d’être un jour pardonné, ne serait-ce que de lui avoir infligé l’existence sans le consulter ?
On confond souvent, tant qu'on n'attrape ni l'une ni l'autre, la peste avec la lèpre. La grande peste du Moyen Âge, la peste noire, c'est vingt-cinq millions de morts qu'il faut rapporter à la démographie. La moitié de la population de l'Europe est décimée. Aucune guerre encore n'a jamais causé une telle hécatombe. L'ampleur du fléau est métaphysique, elle dit le courroux divin, le Châtiment.
Les Indiens étaient torse nu, colorés et emplumés, le visage peint au rocou. Les Indiennes aussi, mais elles portaient des soutiens-gorge blancs, résultat d’une honte inculquée par l’Église peut-être, plutôt que par décence, ou volonté de ne pas trop exciter les soldats, et je songeais que l’effet était inverse, de les voir ainsi en petite tenue.
… les ethnologues ne sauront jamais comment vivent les Indiens quand ils ne doivent pas subir la présence de l’un d’eux pendant des semaines dans leur village, assis devant sa hutte à remplir sans cesse ses carnets, alors qu’ils ignorent l’existence même de l’écriture.
L’idée peu à peu se répandait que ces animaux non-humains étaient des « êtres vivants doués de sensibilité », léger progrès que les éleveurs de bétail, et peut-être même les paisibles pêcheurs à la ligne, voyaient déjà, cependant, d’un œil suspicieux
Depuis Pura Vida, en 2004, j’aime bien décrire mes livres comme des «romans d’aventure sans fiction». Car, à part dans la forme ou la langue, je n’invente rien.
(Interview pour le MagPlus des Pays de la Loire, Janvier 2013)
Ces contrées amazoniennes depuis l’époque du caoutchouc, avaient reçu le pire de l’Europe, et sans son humanisme en contrepartie. La disparition des peuples, du paysage et des animaux, l’enlaidissement, avilissent. La laideur induit la soumission et la veulerie, facilite une parodie de démocratie : partout sur les murs d’Iquitos, se voyaient les pictogrammes peints appelant les analphabètes à voter en cochant sur le bulletin un cheval ou un coq.