"Mon cur dans une formule" de Maryse Choisy.
- Vous ? Vous ici? Le divorce! Voilà où il mène les femmes!
Il ne peut plus que murmurer, à travers son treizième whisky et son chagrin que ces mots: " Vous Vous ici? " et " Divorce".
Les copines me regardent avec deux grains de méfiance. Mais la solidarité chez elles dépasse la compétition. Les femmes du monde (je ne parle même pas des femmes de lettres) devraient apprendre des filles cet admirable esprit de corps qui permet à une race proscrite d’exister.
Le ver qui a vécu toute sa vie dans le poivre croit qu’il n’est pas au monde de fruit plus doux que le poivre.
Il est plus difficile de devenir grue que d’être admise au Jockey Club ou dans la Société des gens de lettres. Il est vrai que c’est le plus ancien métier du monde et que de nos jours il mène à tout, à condition d’en sortir jeune.
Pour y entrer il faut être majeure, française, et vierge… de condamnations. Les autres virginités sont facultatives. Il faut produire un acte de naissance, un extrait de casier judiciaire, une autorisation maritale, des paperasses. Il faut avoir une carte qui vous permette officiellement d’échanger des caresses crasseuses contre des billets crasseux. C’est plus compliqué que le mariage ou le divorce. Ça m’a dégoûtée à jamais du courtisanat. C’est l’amour enrégimenté, matriculé, fonctionnarisé. Que de longues histoires pour une si courte chose !
Les tenanciers des maisons closes sont infiniment moins gentils que les agents de l’ordre.
Ils sont à cheval sur l’aigle de l’honneur, en règle avec les règles de l’étiquette.
Ils règlent l’amour comme leur montre. Ils sont très ronds-de-cuir. Ils sont les gardiens de la méthode, de la minutie, de l’ordre. Ils vendent les sexes en série comme un épicier vend des épices. Ils travaillent les pieds sur les chenets, la bière dans le ventre, connaissent leur métier sur le bout des doigts, appliquent, conformément aux précédents, les lois de la tolérance et surtout n’oublient pas les Grands Principes. C’est simple. Il n’y a qu’à obéir, aller droit devant soi, les yeux clos sur les maisons closes.
Une société irrégulière ne saurait exister que grâce à la régularité. Il faut de l’ordre dans le désordre. Un homme normal peut se passer des régimes. Un malade ne saurait vivre sans une hygiène sévère. C’est surtout parmi les voleurs que l’honneur, la confiance sont nécessaires.
Le monde des tenanciers est un monde mystique. Les dettes des maisons de tolérance n’étant pas reconnues par la loi, ils ne sauraient avoir recours à la loi pour aucun dissentiment. Chez eux, toutes les transactions n’ont qu’une seule garantie : l’honneur. C’est la seule profession où une parole donnée tienne lieu de contrat. Quel bel acte de foi que cette foi en l’honneur ! On parle plus de l’honneur sur un centimètre carré des bas-fonds que sur un hectare du meilleur monde. Maintenir les règles, c’est pour eux sauvegarder la foi essentielle.
Plus les mœurs sont rigides, plus la fille en faute craint de rentrer dans sa famille. Que faire quand on est seule, sans homme, sans profession, sans argent, sans appui ? La prostitution.
L’insolence coûte cher, mademoiselle, quand on n’est qu’une fille.